• Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Camille Claudel (1864-1943). A gauche, une photo de l'artiste prise avant 1883. A gauche, Camille Claudel en 1929, âgée de 65 ans, à l'asile de Montfavet dans le Vaucluse.

    C'est une première mondiale : un musée entièrement dédié à Camille Claudel. Il ouvre ses portes à Nogent-sur-Seine ce 25 mars 2017. L'occasion de rendre dignement hommage à cette artiste géniale. Sa vie tragique aura inspiré de nombreux ouvrages, souvent bien éloignés de la vérité historique. Mais qui était vraiment Camille Claudel ?

    En 1962, Pierre Claudel, fils de l'écrivain, souhaite donner « à Camille Claudel, la sœur de Paul Claudel, une sépulture plus digne de la grande artiste qu’elle a été… » Il écrit donc au maire de Montfavet, petite commune près d'Avignon où sa tante est décédée le 19 octobre 1943. Réponse de l'élu : « J’ai le regret de vous faire connaître que le terrain a été repris pour les besoins du service, les renseignements concernant la famille de la défunte n’ayant pas été fournis au service du cimetière. ».


    Pauvre Camille Claudel !  L'artiste ne dispose même pas d'une sépulture. A sa mort, à l'asile de Montfavet, sa dépouille a fini dans la fosse commune. Et personne de sa famille ne s'est déplacé pour le dernier adieu. Dernier acte d'une vie tragique dont l'atrocité des épisodes laisse sans voix.

    La sculpture ? Un métier qui n'a pas de féminin !

    Née en 1864, Camille a quatre ans de plus que Paul. Dès l'adolescence, elle a des dispositions artistiques évidentes que son père encourage. Camille modèle de la glaise. Son caractère déjà bien trempé ne va pas sans contrarier sa mère, personnage dur et autoritaire et qui jouera, nous le verrons, un rôle décisif dans les années à venir. Quand l'adolescente déclare un jour vouloir embrasser une carrière artistique, la famille lui rétorque : « Tu ne vas tout de même pas faire de la sculpture, alors que ce métier n'a pas de féminin ! »

    Camille persiste.  Alors qu'elle est âgée de 12 ans, le sculpteur Alfred Boucher se dit impressionné par son talent évident. Il lui donne de premiers conseils et, plus tard, arrive à persuader son père de la laisser s'installer à Paris. En 1883, Camille devient à 19 ans l'élève de Rodin au dépôt des marbres de l'État, rue de l'Université. Le sculpteur est alors âgé de 43 ans.

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Auguste Rodin (1840-1917)

    D'abord modèle du maître, puis collaboratrice, les dons de cette jeune élève bouleversent le maître. Rodin apprécie cette jeune femme qui possède « un parler aux lourdeurs paysannes » (Jules Renard). C'est rapidement l'amour fou entre les deux artistes, un amour violent, incandescent, la rencontre de deux êtres d'exception qui savent leur singularité, sinon leur génie.

    Communion des âmes et des corps.

    Rodin lui écrit : « Je ne regrette rien. Ni le dénouement qui me paraît funèbre, ma vie sera tombée dans un gouffre. Mais mon âme a eu sa floraison, tardive hélas. Il a fallu que je te connaisse et tout a pris une vie inconnue, ma terne existence a flambé dans un feu de joie. Merci car c'est à toi que je dois toute la part de ciel que j'ai eue dans ma vie. (...) Ah ! Divine beauté, fleur qui parle, et qui aime, fleur intelligente, ma chérie. Ma très bonne, à deux genoux, devant ton beau corps que j'étreins »

     Camille à celui qu'elle continue de nommer « Monsieur Rodin » : « Je couche toute nue pour me faire croire que vous êtes là, mais, quand je me réveille, ce n'est plus la même chose. Je vous embrasse. » Et ce post-scriptum, un peu comme une mise en garde : « Surtout, ne me trompez plus. »

    C'est que Rodin, homme sensuel, n'est pas libre. Outre ses conquêtes féminines, il vit avec un ancien modèle, Rose Beuret, rencontrée en 1864, l'année de naissance de Camille. Rose est une couturière, fille d'un cultivateur. Camille, de son côté, a une liaison, pendant un temps, avec Claude Debussy. Quand elle le quittera, le musicien écrira, amer : « Maintenant, reste à savoir si elle contenait tout ce que je cherchais ! Si ce n'était pas le néant ! »

    Camille Claudel, « la brillante élève de Rodin »

    Bien entendu, cet amour ravageur, et qui va durer dix ans, a une influence sur le travail respectif des deux sculpteurs. Camille Claudel crée ses œuvres les plus sublimes : l'Abandon, la Valse, Clothol'Implorante, l'Âge mûr


    En 1884, Rodin réalise la sculpture L'Éternel Printemps et L'Adieu en 1892. Excessive, souvent rageuse, volontiers violente, si l'artiste qu'elle est sait la qualité artistique du travail de son amant, Camille ne supporte pas sa lâcheté amoureuse. Pourquoi donc ne quitte-t-il pas Rose Beuret ?


    Il existe quelques dessins de Camille où la compagne de Rodin est représentée sous les traits d'une sorcière grotesque ou accouplée comme le sont parfois les chiens. Une légende vacharde accompagne le dessin : « Ah ! Ben vrai ! Ce que ça tient ? »
    Sur le plan artistique, Camille supporte avec de plus en plus de difficulté qu'on la désigne comme la « brillante élève de Rodin ».

     

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée


    Elle lui écrit, lucide : « Je risque fort de ne jamais récolter le fruit de tous mes efforts et de m'éteindre dans l'ombre de la calomnie et des mauvais soupçons. Ce que je vous dis est tout à fait secret et pour que vous jugiez bien de la situation… »

    En 1911, voici encore ces mots destinés à son frère Paul, où perce une pointe d'amertume : « Les ovations de cet homme célèbre (Rodin ndlr) m'ont coûté les yeux de la tête, et, pour moi, rien de rien ! » Rodin est plus scandaleux, mais Camille Claudel est plus révolutionnaire.


    Octave Mirbeau

    Camille Claudel restera-t-elle éternellement dans l'ombre du maître ? Sa sculpture Sakountala, exposée en 1888, a obtenu le Prix du Salon. Octave Mirbeau, par trois fois (en 1893, 1895 et 1897) fait pourtant l'éloge de son travail lors de comptes rendus critique.

    Dans son premier article, évoquant le Salon en 1893 où sont présentés les travaux des deux artistes, il écrit avec la pertinence qui le caractérise : « Rodin est plus scandaleux, mais Camille Claudel est plus révolutionnaire. »

    De fait, Camille sait exactement la valeur de son travail. Mais quand pourra-t-elle enfin voler de ses propres ailes ? Quand ? Jamais. Et sa vie, jusque-là difficile, va basculer dans l'atroce.

    10 mars 1913, Camille est internée

    Diplomate, « écrivain catholique », Paul Claudel exècre Rodin et son travail. La sensualité novatrice de ses sculptures le choque, il n'approuve pas ses audaces et, surtout, Rodin lui a ravi sa sœur Camille qui, écrira-t-il un peu mystérieusement  « exerça sur ses jeunes années un ascendant souvent cruel ».

    Au soir de sa vie, il ajoutera : « Je revois, émergeant de l'enfance, cette jeune figure triomphale, ces beaux yeux bleu foncé, les plus beaux que j'ai jamais vus, qui se fixent avec moquerie sur ce frère maladroit. » Il dira aussi que Camille était «  le grand homme de la famille ». Pour lui, Rodin accapare Camille.

     

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Paul Claudel à vingt ans. Dessin de  Camille Claudel


    Impardonnable. 

    Au sujet du sculpteur, il écrit, ivre de jalousie, que Rodin « est un démon qui flaire la merde avec un nez énorme comme la racine d'une trompe, comme un groin de cochon ». Mais leur père meurt le 2 mars 1913.

    Camille perd dès lors son plus fidèle soutien. La famille, semble-t-il, ne la prévient pas de cette disparition. Depuis quelques années, d'ailleurs, on l'évite. Elle « fait honte ». Sa rupture avec Rodin, en mai 1894,  l'a enfermé dans une solitude d'abord choisie, assumée, mais qui s'est refermée sur elle. Elle vit misérablement dans son atelier, est sujette à des rages inattendues et l'artiste détruit régulièrement ses travaux.

    Camille vit comme une semi-clocharde dans une crasse repoussante. Elle tempête et dénonce « la bande à Rodin » qui, selon elle, veut l'empoisonner et lui voler ses travaux.

    Cela ne peut plus durer. Elle indispose. Le scandale menace. Sa famille décide donc de la faire interner. Sa mère, âgée de 73 ans, signe  « une demande de placement volontaire ». Le 10 mars 1913, un fourgon s'arrête devant  le 19 du quai Bourbon de l'île Saint-Louis. Camille s'est barricadée. Deux infirmiers sont obligés de passer par la fenêtre. Ils se saisissent de l'artiste qu'ils embarquent aussitôt. Plus jamais Camille Claudel ne sera libre.

    Camille et l'affaire des avortements

    Etait-elle « folle » ou s'agit-il  d'une séquestration ? Au sujet de cet internement, Paul Claudel écrit : « Il a fallu intervenir, les locataires de cette vieille maison du quai Bourbon se plaignaient. Qu'est-ce que c'était que cet appartement du rez-de-chaussée aux volets toujours fermés ? Qu'est-ce que c'était que ce personnage hagard et prudent, que l'on voyait sortir le matin seulement pour recueillir les éléments de sa misérable nourriture ? ».


    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Plaque posée devant le domicile du 19 quai de Bourbon à Paris, où habitait Camille Claudel (Photo de Moonik, travail personnel, (commons.wikimedia))


    Tout cela, certes, est inquiétant mais cela mérite-t-il un enfermement ? En août 1987, dans le journal Le Monde, le professeur François Lhermitte spécialiste de neurologie et de neuropsychologie à l'hôpital de la Salpêtrière fera le point sur cette question. Il écrit : « Camille Claudel, en 1905, était déjà atteinte d'un délire paranoïaque de persécution, délire connu comme irréversible, dangereux et incurable (ce qui est encore le cas aujourd'hui). Ce fut la raison de son internement en 1913 et du renouvellement de cette mesure jusqu'à sa mort. Camille Claudel, convaincue que Rodin voulait l'empoisonner, continua, même après la mort de ce dernier, à n'accepter de se nourrir qu'avec des œufs frais (qu'elle faisait cuire elle-même) et des pommes de terre (qu'elle exigeait d'éplucher elle-même). »

    Mais n'est-ce pas une affaire plus intime qui a précipité l'artiste dans ces excès ?

    La rumeur va bon train, et l'opprobre social qui l'accompagne aussi. Il se murmure que Camille, enceinte de Rodin, a subi deux avortements. Ce bruit, et la condamnation publique qui le sous-tend,  n'est-ce pas cela qui a précipité Camille dans la « folie » ?

     

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Paul Claudel a 30 ans. Bronze de Camille Claudel


    L'affaire n'est pas une supputation.

    Paul Claudel écrit en 1939 à une femme qui lui confesse avoir connu un avortement : « Sachez qu'une personne de qui je suis très proche a commis le même crime que vous et qu'elle l'expie depuis (x) ans dans une maison de fous. Tuez un enfant, tuer une âme immortelle, c'est horrible ! C'est affreux ! ».

    Le 19 septembre 1913 « L'avenir de l'Aisne » évoque l'internement jugé abusif de Camille Claudel : « en plein travail, en  pleine possession de son beau talent et de toutes ses facultés intellectuelles, des hommes sont venus chez elle, l'ont jetée brutalement dans une voiture malgré ses protestations indignées. »

    Une campagne de presse est alors lancée contre la « séquestration légale ». Elle vise la famille de Camille Claudel, accusée de vouloir se débarrasser d'elle et demande l'abrogation de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés. Sans effet, hélas,  sur le sort de la malheureuse.

     

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Asile d'aliénés de Montdevergues à Montfavet

    Camille Claudel, trente ans d'atroce solitude

    Camille est d'abord  admise à l'Hôpital Psychiatrique de Ville-Evrard (Nord Est de Paris), réservé aux femmes, puis est transférée le 9 septembre à l'asile d'aliénés de Montdevergues, à Montfavet, dans le Vaucluse. Aucun confort. L'établissement a la réputation d'un mouroir. Camille « bénéficie » d'un niveau de confort de troisième classe, le plus bas, soit un dortoir de dix à 12 personnes. Tarif : 6 francs par jour.

    Camille refuse de sculpter car, accepter cela, c'est accepter sa condition.
    Elle ne songe qu'à quitter ce cauchemar. Sa mère, lui interdit les visites et, plus généralement, toutes relations avec l'extérieur. Elle écrit au directeur de l'établissement « ... quand elle était chez elle, elle ne recevait personne (...) Pourquoi maintenant ne pourrait-elle se passer de visite ? » De même, ses lettres sont saisies et détruites. On ne lui transmettra aucun courrier. Elle ne recevra jamais une seule visite de sa mère, qui meurt en 1929, ni de sa sœur. Seul son frère Paul viendra la voir... une douzaine de fois (en trente ans !).

     

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Camille Claudel, L’Âge mûr, (1893-1900)

    Camille Claudel

    Solitude atroce, inhumaine. Il faut lire cette lettre déchirante qu'elle adresse à son frère le 3 mars 1927 :

    « Ce n’est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu : après 14 ans aujourd’hui d’une vie pareille je réclame la liberté à grands cris. Mon rêve serait de regagner tout de suite Villeneuve et de ne plus en bouger, j’aimerais mieux une grange à Villeneuve qu’une place de 1ère pensionnaire ici. (...) Ce n’est pas sans regret que je te vois dépenser ton argent dans une maison d’aliénés. De l’argent qui pourrait m’être si utile pour faire de belles œuvres et vivre agréablement ! Quel malheur ! J’en pleurerais. Arrange-toi avec m. le Directeur pour me remettre de 3ème classe ou alors retires-moi tout de suite d’ici, ce qui serait beaucoup mieux ; quel bonheur si je pouvais me retrouver à Villeneuve ! Ce joli Villeneuve qui n’a rien de pareil sur la terre ! Il y aujourd’hui 14 ans que j’eus la désagréable surprise de voir entrer dans mon atelier deux sbires armés de toutes pièces, casqués, bottés, menaçants en tous points. Triste surprise pour un artiste : au lieu d’une récompense, voilà ce qui m’est arrivé ! C’est à moi qu’il arrive des choses pareilles car j’ai toujours été en but à la méchanceté. Dieu ! Ce que j’ai supporté depuis ce jour-là ! Et pas d’espoir que cela finisse. Chaque fois que j’écris à maman de me reprendre à Villeneuve, elle me répond que sa maison est en train de fondre c’est curieux à tous les points de vue. Cependant j’ai hâte de quitter cet endroit. Plus ça va, plus c’est dur ! Il arrive tout le temps de nouvelles pensionnaires, on est les unes sur les autres, foussi comme on dit à Villeneuve, c’est à croire que tout le monde devient fou. Je ne sais pas si tu as l’intention de me laisser là mais c’est bien cruel pour moi !.... »


    Rien dans cette lettre déchirante, ce cri dans la nuit, indique le moindre désordre de ses facultés mentales. Il existe d'autres courriers où elle continue de se plaindre de la « bande à Rodin » qui veut l'empoisonner et elle s'enflamme avec des propos quasi délirants mais, dans une telle atmosphère, une telle solitude, comment pourrait-il en être autrement ? Quelle personne pourrait endurer une telle épreuve sans voir sa raison chanceler ? Camille vivra cet enfer jusqu'au dernier jour de sa vie.

     

    Drames, vérités et légendes, réunis dans un musée

    Rodin photographié par Dornac en 1898.

    Rodin, qui mourra en 1917, est au courant de la situation. Bouleversé, il essayera de faire parvenir de l'argent à Camille et fera exposer ses œuvres mais il ne sera d'aucun secours pour la faire libérer. Légalement, de toutes les façons, il ne le peut pas. La famille Claudel est seule décisionnaire. Le poids du génie est lourd à porter pour une femme.


    Paul Claudel

    Paul Claudel, désormais diplomate et écrivain de renom, estime-t-il que Camille pourrait créer le scandale et entacher sa réputation s'il décidait de la faire sortir ? C'est probable. Les années passent. L'établissement lui écrit pour lui donner des nouvelles de sa sœur. Pendant la Seconde guerre mondiale, victime des rations alimentaires, sa santé se met à décliner. Extraits :

    7 décembre 1942 : « Notre malade s'affaiblit physiquement, elle présente un œdème des membres et s'alimente assez difficilement. » 1943, 8 mai : « L'état de notre malade est très médiocre, elle s'affaiblit progressivement. » 1er septembre : « Notre malade est sensiblement affaiblie. Elle a les mains enflées, signe de carence chez elle. »


    Affamée (les restrictions alimentaires pendant la guerre touchent aussi les établissements hospitaliers), Camille s'éteint, seule, atrocement seule, le 19 octobre 1943 et son corps, non réclamé par la famille, est placé dans la fosse commune.

    Au lendemain de la mort de Camille, dans une lettre à son beau-frère, Claudel écrira : « Camille a terminé sa longue vie de déceptions et de souffrances. Le poids du génie est lourd à porter pour une femme !... Ma consolation est que ces trente ans de souffrance lui ont certainement valu l'accès d'un séjour meilleur. L'aumônier m'a dit qu'elle communiait souvent dans des sentiments de grande piété. » Une « longue vie de déceptions et de souffrances ».

    La phrase est exacte. Seulement, Camille Claudel a-t-elle été la seule maîtresse de son destin ?

    https://www.youtube.com/watch?v=XwKjRJaAiHo

     

    Article paru sur le site du CGMA https://cgma.wordpress.com/ 

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :