• Le swing dans la peau

     

    Vingt ans après sa disparition, Lady Ella, l’une des plus grandes voix du jazz, nous bouleverse encore. L’amplitude et la justesse de ses interprétations sortaient d’un cœur à vif et combatif.

    15mars 1955 Los Angeles. Une horde de paparazzi se bouscule à lentrée du Mocambo : Marilyn Monroe a annoncé qu’elle serait ce soir au premier rang du célèbre club de jazz pour applaudir son amie, Ella Fitzgerald… Une chanteuse noire dans un sanctuaire blanc, comment est-ce possible ? Marilyn a fait pression sur le gérant en s’engageant à être dans la salle si son idole montait sur scène ! L’icône blonde encourage du regard sa chanteuse culte qui s’installe timidement derrière le micro. Silence. Les cuivres, le piano et la contrebasse attaquent un tonique bebop. Le corps gigantesque d’Ella bouge à peine, les yeux mi-clos, une main crispée sur son mouchoir, elle lance soudain un scat surpuissant. « Boooobedoo be da hiiiii… » Les onomatopées s’enchaînent dans une incroyable transe émotionnelle qui électrise la salle. C’est parti, la magie opère.

     

    « First Lady of Song »

    Déjà adoubée par les amateurs de jazz, elle se révèle ce soir-là à un nouveau public. Elle a 38 ans et elle ne vit que pour la musique depuis déjà vingt-cinq ans ! Sa voix parfaite – forte, veloutée et toujours juste – va l’emmener au sommet de la gloire. Elle deviendra pour tous l’incontestable « First Lady of Song ».

    Toujours optimiste, solaire et généreuse, elle est réputée pour sa fiabilité, tant vocale qu’humaine. Des qualités rares dans une génération traumatisée par la Grande Dépression, la prohibition et le racisme. Elle a été adorée par les musiciens les plus doués de son époque, à commencer par Louis Armstrong. Leurs trois albums en duo, gravés en 1956, dégagent une formidable complicité. Mais il ne fut pas « son » seul trompettiste: Dizzy Gillespie l’a initiée au bebop, Miles Davis et Sammy Davis Jr. l’ont aussi accompagnée dans sa conquête du « modern jazz ». Au piano, Duke Ellington, Oscar Peterson et Count Basie excellaient à suivre ses improvisations. Avec eux, elle a sorti le swing des limites de Harlem pour le diffuser dans le monde entier. De son vivant, elle a enregistré 200 albums, 2000 chansons et vendu 40 millions de disques! Vingt ans après sa disparition, ses compositions (A-Tisket-A-Tasket, You showed me the Way) et ses interprétations de Gershwin (Summertime, The Man I love) ou Cole Porter (Let’s do it, Night and Day) restent indémodables. 

     

    À 15 ans, elle chante et danse dans la rue

    L’art d’Ella est entré dans la légende, mais sa vie reste peu connue, considérée à tort comme trop lisse, sans mystère. Certes, elle n’a pas nourri les gazettes à scandales comme l’autre diva de son temps, Billie Holiday. Sa route a pourtant été âpre: ni alcool, ni drogue mais une enfance misérable, deux divorces, la boulimie… Derrière son délicat sourire se profilent ses 150kg de chagrin. Sa façon à elle de porter les fardeaux de sa vie. Sans béquille.

    Ella Fitzgerald naît le 25avril 1917, à Newport News, à 250km de New York. Elle ne connaîtra jamais son père, un guitariste volage. Son beau-père s’avère violent et ne lui apportera qu’une bonne chose: Frances, sa demi-sœur adorée. En 1930, la famille déménage près de Harlem. Ella a 13 ans et traîne dans les rues, plus chaleureuses que son foyer. Ella s’y imprègne du swing des « big bands », ces orchestres qui animent de fiévreuses nuits de danse. Pour quelques dollars, elle fait les courses d’une maison de passe. Cercle infernal: arrêtée, elle intègre une école disciplinaire. Elle fugue.

     

    Elle rêvait de devenir danseuse

    À 15 ans, toute maigrichonne et échevelée, elle chante et danse dans la rue. Les passants s’attardent. Quelle voix! Elle rêve de devenir danseuse. Mais la mort de sa mère la condamne à l’orphelinat d’où elle s’enfuit. Réfugiée chez sa tante maternelle, elle participe au concours de talents de l’Apollo, un théâtre presque aussi réputé que le Cotton Club. Son interprétation de ballades en vogue conquiert le public. Elle remporte le concours et entre dans la légende ce 21novembre 1934. Le grand public la découvrira vingt ans plus tard, une période qu’elle passe sur les routes en tournée. Elle débute avec l’orchestre de Chick Webb, un batteur de génie qui l’adopte artistiquement et légalement.

     

    Mariage éclair

    Elle rayonne sur scène, mais son cœur s’étiole. Un premier mariage éclair puis la mort de Chick Webb, en 1939, l’accablent. De 1947 à 1953, son second mariage, avec le contrebassiste Ray Brown, lui apporte un répit et la joie d’être mère: elle adopte le fils de sa sœur. Ray Jr. sera son unique enfant, mais elle s’investira toujours auprès de l’enfance malheureuse. Harcelée par la ségrégation raciale, elle fait front et soutient Martin Luther King.

    Heureusement, l’amitié lui apporte les grandes relations que l’amour lui refuse. Marilyn, Sinatra, Sarah Vaughan… et puis son nouveau manager, Norman Granz, un Blanc visionnaire engagé dans la lutte pour les droits civiques qui pilote l’orchestre Jazz At The Philarmonic. Il comprend qu’Ella peut tout chanter et lui fait enregistrer les célèbres Songbooks qui reprennent le répertoire de compositeurs populaires, de Cole Porter à Gershwin, en passant par Duke Ellington.

     

    Son humour ajoute à sa popularité

    La décennie suivante la récompense. Ella est sur toutes les scènes du monde, sur tous les plateaux de télé. Peu volubile en interview, elle se débride dès qu’elle chante. Et son humour ajoute à sa popularité. Mais, à 53 ans, elle est rattrapée par des problèmes de santé. Un diabète la rend quasi aveugle avant de l’obliger, en 1993, à une amputation des jambes. Anéantie, Ella Fitzgerald s’éteint le 15juin 1996, à 79 ans.

    En 1990, lorsque la profession lui avait remis un Grammy Award pour sa carrière, elle avait susurré en remerciement: « Je vais chanter, c’est la seule chose que je sais faire, je vais interpréter You are the Sunshine of my Life, de Stevie Wonder. » Elle a été, elle aussi, le soleil de bien des vies. 


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique