• Il y a 40 ans, Simone Veil montait à la tribune

    Il y a 40 ans, Simone Veil montait à la tribune

    A 16h, il y a 40 ans, Simone Veil montait à la tribune. | Archives AFP.

     

    Il y a quarante ans, après trois jours de débats passionnels et virulents, les députés approuvaient le texte autorisant sous conditions l'IVG (Interruption volontaire de grossesse).

     

    Six ans après mai 68, le contexte

     

    Président de la République à 48 ans. Le 27 mai 1974, Valéry Giscard d'Estaing (Républicain indépendant) devient le troisième président de la Ve République. Il a battu sur le fil François Mitterrand, candidat de l'Union de la gauche, avec 50,8% des suffrages. Il a 48 ans. Mai 68 a bouleversé le paysage. L'opinion a contraint les élus à inscrire les questions de société à l'agenda politique. Le nouveau président affiche sa volonté réformatrice. Il veut abaisser l'âge de la majorité de 21 à 18 ans, instaurer le divorce par consentement mutuel et, surtout, dépénaliser l'avortement.

     

    Il y a 40 ans, Simone Veil montait à la tribune

     

    L'angoisse de « tomber » enceinte. En 1974, les contraceptifs sont mal connus, les mineures ont besoin de l'autorisation de leurs parents pour prendre la pilule. Seules 7% des femmes utilisent un contraceptif. Des milliers « tombent » enceintes et refusent ces grossesses non-désirées. Beaucoup ont déjà des enfants. Elles se sentent piégées, isolées, démunies. Panique : que faire puisque l'avortement est interdit ?

     

    En prison. Selon l'article 317 du Code pénal, loi de 1920, « quiconque, par aliments, breuvages, médicaments ou violences aura procuré ou tenté de procurer l'avortement d'une femme enceinte sera puni d'un an à cinq ans de prison, et d'une amende de 1 800 à 36 000 francs. » Quant à la femme qui aura avorté ou simplement « tenté » de le faire, « elle sera punie de six mois à deux ans de prison, et d'une amende de 360 à 7 200 francs ». À titre de comparaison, le Smic net s'élevait à 1 000 francs. Selon l'étude d'un conseiller à la Cour d'appel de Paris, 461 femmes ont été condamnées. Parmi elles, 4 cadres supérieures et épouses d'industriels, 141 ouvrières, 132 employées de maison, 123 fonctionnaires…

     

    À l'étranger ou illégalement. Les femmes qui veulent avorter n'ont que deux possibilités. Avoir les contacts et le temps de partir, grâce aux filières militantes, dans les hôpitaux anglais ou hollandais (350 000 Françaises y ont eu recours en 1972 et 1973). Si elles disposent de l'argent nécessaire, elles peuvent aussi avorter dans les cliniques suisses ou des établissements huppés, en France. Sinon, leur seule solution est d'agir clandestinement.

     

    L'horreur des avortements clandestins. Pratiqués souvent par des « faiseuses d'anges » incompétentes ou des professionnels parfois hostiles à l'IVG, les avortements clandestins sont traumatisants et dangereux: infections, mutilations, stérilité, décès... Drames personnels et problème majeur de santé publique : Simone Veil déplore « 300 000 avortements et 300 décès de femmes par an ».

     

    Partisans et opposants : des mois d'affrontements

     

    « Mon corps m'appartient ». Les féministes revendiquent la liberté sexuelle, la maternité assumée. Le Planning familial, le Mouvement de libération des femmes, Choisir, le MLAC sont mobilisés pour le droit à la contraception et à l'IVG. « Manifeste des 343 » femmes et personnalités affirmant avoir avorté (publié par Le Nouvel Observateur en 1971); procès médiatisé et gagné (Bobigny en 1972) ; Anne Sylvestre chante le fameux « Non, tu n'as pas de nom » (1973) manifestations colorées et tonitruantes dans les villes françaises... « Un enfant si je veux, quand je veux » : les actions se multiplient, les hommes se joignent aux cortèges.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=myx5Kng5rSY

     

    Dans un sondage réalisé en septembre 1974, 76% des Français approuvent l'IVG pour des raisons sociales ou familiales (grand nombre d'enfants, ressources limitées). 69% si la mère est seule et sans revenus. 55% si elle est âgée de moins de 18 ans.

    « Laissez-les vivre ». Pour des raisons morales, religieuses ou natalistes, les adversaires d'une légalisation de l'avortement s'organisent et se font entendre. Des associations, notamment « Laissez-les vivre » créée en 1970 par le docteur Lejeune, sont très actives.

    Des Églises farouchement hostiles. Le Vatican rappelle instamment la doctrine de l'Église catholique : « La vie humaine doit être protégée et favorisée dès son début. Dieu n'a pas fait la mort. C'est objectivement un grave péché que d'oser prendre le risque d'un meurtre. » Pour le judaïsme, « ce n'est pas en ouvrant la porte à ce qu'on appelle communément un meurtre qu'on pourra édifier une société saine et viable ». Les musulmans n'ont pas une position commune : l'avortement peut être toléré quand la vie de la mère est en danger. La Fédération protestante est, elle, « favorable à une libéralisation de la loi ».

    Le corps médical divisé. En 1973, le Conseil de l'Ordre et 10000 praticiens ont signé une déclaration « Pour le respect de la vie ». A l'opposé, 330 médecins s'affirment en faveur de la liberté de l'avortement.

     

    25 heures de débats et 64 orateurs

     

    L'inconnue crève l'écran. Giscard d'Estaing et son Premier ministre Jacques Chirac ont choisi la ministre de la Santé pour défendre le projet de loi autorisant et encadrant l'avortement. Simone Veil est une magistrate de 47 ans, non-élue, mère de trois enfants. Ministre depuis six mois, elle est peu connue du grand public. Pour la première fois en France, les débats à l'Assemblée sont retransmis à la télévision. Et l'inconnue crève l'écran pendant vingt-cinq heures d'échanges virulents, passionnels.

    Des pleines rangées d'hommes. Le 26 novembre 1974 à 16 h, Simone Veil monte à la tribune. Face à elle, un hémicycle de costumes-cravates sombres et chemises blanches. Combien de députées à l'Assemblée ? Douze femmes ont été élues, pour 490 députés, soit 2,4% (contre 155 femmes sur 577 députés, soit 26,9% aujourd'hui). Mais en septembre 1974, seules neuf députées siègent. Les rangs du public ont été pris d'assaut, notamment par des féministes. L'ambiance est électrique. « Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. » Pendant près d'une heure, la ministre détaille un projet qui veut mettre fin « au désordre. Et surtout, à l'injustice et à l'inégalité insupportables » qui frappent les femmes de milieux modestes. Confrontées à cette « épreuve », les riches et les pauvres ne sont pas égales. « Les pouvoirs publics ne peuvent plus éluder leurs responsabilités ». L'interruption de grossesse doit être « contrôlée et rester une exception, l'ultime recours. Il faut encourager la contraception par tous les moyens ».

     

    Il y a 40 ans, Simone Veil montait à la tribune

     Il y a 40 ans, Simone Veil montait à la tribune

     

    L'opposition est favorable au texte. La gauche juge les propositions insuffisantes et dépose des amendements. Néanmoins, l'opposition – y compris le parti communiste pourtant défenseur de politiques natalistes –, soutient ce texte qui est un premier pas, « une avancée décisive ». Pour le communiste Bernard Chambaz, « il faut en finir avec une législation répressive qui contraint à recourir à l'avortement clandestin, un des méfaits les plus tragiques du capitalisme ». Le socialiste Jacques-Antoine Gau estime qu'« une croyance ou un choix éthique ne saurait être imposé à tous. S'agissant de l'avortement, la loi n'a donc pas à transcrire une doctrine philosophique ou religieuse quelle qu'elle soit, mais à laisser à la conscience de chacun le soin de décider ».

     

    Convaincre son propre camp. Les opposants les plus acharnés sont des députés de la majorité. Ce que propose Simone Veil heurte profondément les convictions catholiques de députés de droite et du centre. Beaucoup d'élus vont s'exprimer « à titre personnel ».

     

    Le gaulliste Michel Debré plaide « pour le soutien aux mères de familles nombreuses », fustige « l'avortement pour convenances personnelles » et combat le texte, « monstrueuse erreur historique ». Jean Foyer (UDR) dénonce « un projet de résignation, de désespérance » et prédit « des avortoirs où s'entasseront les cadavres de petits hommes ». Pour Pierre Bas (UDR) « on ne fait pas d'expérimentation, fut-elle limitée à cinq ans, avec la morale, la civilisation de la France. On ne passe pas du régime du droit au régime du bon plaisir  ».

     

    Rares sont les interventions en faveur du projet du loi. Parmi elles, les discours remarqués des UDR Hélène Missoffe, Bernard Pons ou Lucien Neuwirth qui avait permis que la contraception soit légalisée en 1967.

     

    Propos ignobles. Pendant trois jours, Simone Veil est attaquée avec une brutalité inouïe. A l'Assemblée et jusque dans sa boîte aux lettres ou dans le hall de son immeuble, elle subit des discours, des courriers et des graffitis insultants, antisémites et obscènes.

     

    Elle encaisse. Elle prend des notes, apparemment impassible.

     

    À la tribune, Alexandre Bolo (UDR), Jacques Médecin ( Réformateur) ou le gaulliste Hector Rolland l'accusent de vouloir « instaurer l'euthanasie légale, de faire le choix du génocide ». Établir un parallèle entre l'avortement légal et les atrocités nazies est ignoble, a fortiori face à Simone Veil. En tant que juive, elle a vécu l'enfer des camps d'Auschwitz et de Bergen-Belsen. Ses parents et son frère sont morts en déportation.

     

    Le discours qui l'a le plus « blessée » et révulsée est celui du centriste Jean-Marie Daillet. Le député de la Manche l'interpelle : « On est allé jusqu'à déclarer qu'un embryon était un agresseur. Ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles. »

     

    La loi adoptée grâce a la gauche

     

    Au bout de la nuit. Dernier round à l'Assemblée le soir du 28 novembre 1974.

    Eugène Claudius-Petit (Réformateur) est l'ultime orateur. Ce catholique dit que « dans le regard de la femme la plus désemparée, la plus fautive, se reflète le visage de Celui qui est la vie. A cause de Lui, je prendrai ma part du fardeau. Je voterai le texte ».

    Enfin, la ministre de la Santé répond aux questions, aux doutes et aux attaques qui ont rythmé ces trois jours. Simone Veil est épuisée et combative. C'est le socialiste Jean-Pierre Cot qui a peut-être résumé le mieux les sentiments qu'elle inspire à l'opinion: « Madame, votre courage et votre détermination font l'admiration de vos amis comme de vos adversaires. »

    Suspense dans l'Hémicycle. Le 29 novembre, à 3h40, la loi est adoptée par 284 voix pour et 189 contre. Cas rarissime: le texte est approuvé grâce à l'opposition, aux 179 votes des socialistes, des communistes et des radicaux de gauche. Les sénateurs, ensuite, l'approuveront par 185 voix contre 88.

    A l'aube, Simone Veil rentre chez elle où une surprise l'attend. Jacques Chirac, le Premier ministre, lui a fait livrer une immense gerbe de fleurs.

     

    L'avortement autorisé sous conditions

     

    La nouvelle loi est approuvée pour une période de cinq ans. Elle autorise l'interruption volontaire de grossesse si elle est pratiquée par un médecin dans un hôpital public ou un établissement privé. La femme enceinte que son état place « en situation de détresse » peut demander à avorter. L'intervention doit être pratiquée avant la fin de la dixième semaine de grossesse.

     

    La « loi Veil » est promulguée le 17 janvier 1975.

     

    Article paru dans Ouest-France par Colette David, Patricia Vieillescazes et Janik Le Caïnec


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