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Par atao feal le 2 Novembre 2014 à 11:00
En 1914, la France instaurait l'impôt sur le revenu. Une date que personne ne songerait à célébrer ! Contentons-nous donc d'en faire le rappel... sans pénalités. Votée juste avant la Première Guerre mondiale, cette taxe était à l'origine de 2%
En cet hier 1916, alors que les Français et Allemands s'apprêtent à déchaîner l'enfer de Verdun, Marcel Proust reste perplexe devant la nouvelle loi fiscale votée en juillet 1914. Vaguement inquiet, l'auteur de À la Recherche du temps perdu confie à son cousin, le banquier Louis Hauser : « J'ai souvent perçu dans les journaux le titre « Impôt sur le revenu » et j'ai eu le tort de ne pas aller plus loin. J'ai pourtant un vague souvenir qu'il y a eu une déclaration et assez prochaine à faire... » Un siècle plus tard, nous sommes des milliers, chaque année, à revivre les affres du célèbre écrivain !¨Pourtant , à l'époque, le taux d'imposition plafonnait à 2%. Seulement 1,7% des foyers y étaient assujettis et la déclaration restait facultative...
La naissance de cette impôt sur le revenu avait donné lieu à des batailles homériques. L'économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu n'avait-il pas prédit que sa création serait « aussi catastrophique que la révocation de l'Édit de Nantes » Tandis qu'un parlementaire de droite prévenait que le vote d'une telle mesure provoquerait immanquablement « l'envie, la délation, l'inquisition, l'émigration, les haines, les discordes civiles, la ruine et finalement les servitudes ». Enfin, dans Éléments de la science des finances, publié en 1902, Max Boucard et Gaston Jèze posaient les questions toujours d'actualité : « Sur quelle base fixera-t-on la progression ? Et cette progression, où s'arrêtera-t-elle ? Si on n'établit pas une limite, l’impôt finira par absorber la totalité des revenus et entamera le capital, restreignant l'épargne et la production, en forçant les capitaux à se cacher ou fuir. »
C'est la Révolution de 1789 qui instaure le principe d'égalité devant l'impôt. Désormais, aucun citoyen « n'est dispensé de l'honorable obligation de contribuer aux charges publiques ». À bas les impôts, tailles et dîmes, reliquats de l'Ancien Régime ! Vivent les contributions ! Il y en aura quatre : la cote foncière, la cote mobilière, la patente sur les bénéfices du commerce et de l'industrie. Et enfin la très baroque taxe « sur les portes et fenêtres », suivant le principe discutable que plus une maison possède d'ouvertures, plus son propriétaire est opulent...
Cette fiscalité « incendiaire » - basée sur les « indices », les signes extérieures de richesse - apparaît très vite injuste. Elle est mal répartie, et ne pèse pas sur les salaires, les traitements et les pensions. Malgré cela, et alors que la Grande-Bretagne instaure une Income tax dès le milieu du XIXème siècle, la France, à travers ses régimes successifs, résiste obstinément à toute réforme. En 1871 encore, Adolphe Thiers qualifie l'impôt sur le revenu, « d'impôt de discorde, de partisans, essentiellement arbitraire et atroce ». Durant les trois premières décennies de la IIIème République, plus de 200 propositions de lois seront présentées à la Chambre des députés et toujours rejetées.
La gauche commence à en faire l'un de ses chevaux de bataille. En 1894, Jean Jaurès plaide pour ce qu'il considère comme une mesure de justice : 174 Dans une société où celui qui ne possède pas à tant peine pour se défendre, tandis au contraire que celui qui possède de grands capitaux voit sa puissance se multiplier non pas en proportion de ses grands capitaux mais en progression de ces capitaux, l’impôt progressif vient corriger une sorte de progression automatique et terrible de la puissance croissante des grands capitaux. »
Finalement, c'est un républicain modéré, rallié au radicalisme à la faveur de l'affaire Dreyfus, qui portera le projets sur les fonts baptismaux. Ancien inspecteur des finances, député de la Sarthe depuis 1898, Joseph Caillaux devient en 1907 ministre des Finances du gouvernement Clemenceau. Deux ans plus tard, il parvient, au terme d'une lutte des plus âpres, à faire adopter par la Chambre des députés le principe d'un impôt proportionnel sur le revenu. Enthousiasmé par cette victoire, il s'écrie « La France à changé ! » Malheureusement pour lui, les sénateurs, majoritairement conservateurs, vont bloquer la promulgation d'une loi qui, à leurs yeux, porterait « atteinte à la liberté individuelle [ ... ] et pourrait constituer, aux mains des socialistes, un véritable instrument de spoliation ».
En 1913, Caillaux retrouve son portefeuille des Finances dans le ministère de Gaston Doumergue. Éphémère retour ! Le 18 mars suivant, son épouse, Henriette, abat à coups de revolver le directeur du Figaro, Gaston Calmette, qui menait depuis plusieurs semaines une violente campagne de dénigrement contre elle et son mari. Éclaboussé par le scandale, Caillaux démissionne afin de se consacre à la défense de son épouse - qui sera d'ailleurs acquittée l'année suivante. Mais la dégradation de la conjoncture internationale va se charger de lui donner raison... Les législatives du printemps 1914 voient un triomphe de la gauche, avec l'élection d'une centaine de députés socialistes. La menace d'une guerre éminente incite la nouvelle majorité à ne pas remettre en cause la prolongation du service militaire, votée l'année précédente. En contrepartie, le Sénat cesse de s'opposer à la création de l'impôt sur le revenu.
Première manifestation de « l'Union sacrée », le texte est finalement ratifié le 3 juillet 1914, une semaine près l’attentat de Sarajevo. Encore six « navettes » ont-elles été nécessaires, entre le Luxembourg et le Palis-Bourbon, avant d'obtenir la mouture définitive. dorénavant, « chaque chef de famille est imposable, tant en raison de ses revenus personnels que de ceux de sa femme et des autres membres de la famille qui habitent avec lui ». Ce que les chansonniers du temps traduisent en musique : « C'est l'égalité sacrée/Tout le monde, dans la purée ! » Le début d’une longue - et douloureuse- histoire...
Par Philippe Delorme
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