• Les républicains espagnols, ces héros

     

    Pour le 75e anniversaire de la Libération de Paris, la ville célèbre les combattants étrangers et notamment les Espagnols de la "Nueve", les premiers à avoir pénétré dans la capitale occupée, le 24 août 1944. © AFP.

     

    L’histoire mériterait parfois de retrouver toutes ses couleurs… Sur les photographies monochromes du général de Gaulle remontant les Champs-Élysées, on imagine les drapeaux bleu blanc rouge brandis par les manifestants. On oublierait que certains véhicules qui paradaient étaient aussi drapés du jaune et du violet de la bannière républicaine espagnole. Et pour cause : le 24 août 1944, les premiers soldats de l’Armée de la Libération furent ceux de la Nueve, un bataillon composé de combattants défaits par Franco.

    L’odyssée de ces soldats oubliés commence cinq ans plus tôt, en février 1939. La République espagnole est vaincue : après trois ans de combats contre les fascistes, l’heure de la "retirada" (la retraite) a sonné. Plus de 500 000 réfugiés franchissent les Pyrénées, parmi lesquels 150 000 soldats. Le gouvernement français voit d’un mauvais œil ces hommes et ces femmes en déroute au moment où elle tente de préserver un semblant de paix avec Hitler. En attendant de trouver refuge aux indésirables, des baraquements de fortune sont installés sur les plages de la Méditerranée. Le mal du pays est terrible, mais l’heure n’est pas aux lamentations. "La guerre qui se profilait représentait la continuation de celle d’Espagne. Pour cette raison, je préférais les risques du combat à l’humiliante condition de réfugié", raconte un de ces exilés à Antonio Vilanova dans son livre Los Olvidados (éd. Ruedo Iberico).

     

    Leur commandant a pour devise : "Mort aux cons"

    Le 14 juillet 1939, des réfugiés défilent ainsi en rang serré dans les camps afin de prouver qu’ils sont dignes d’intégrer l’armée française. En vain. Mais une désillusion bien plus terrible les attend. En juin 1940, l’Allemagne écrase la France, après seulement cinq semaines de combat. A quoi bon s’être enfui d’Espagne pour retomber sous la botte des Allemands ? La seule solution pour échapper à la reconduction à la frontière espagnole, synonyme de mort assurée : intégrer la Légion étrangère et partir au-delà de la Méditerranée.

    "La situation de ces milliers d’Espagnols va prendre une nouvelle tournure après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, raconte Evelyn Mesquida, auteur de La Nueve, 24 août 1944 (éd. Le Cherche Midi). L’armée d’armistice bascule alors du côté des Alliés, et c’est enfin l’occasion pour les militants antifascistes de prendre les armes au nom de leur idéal." Au sein du Corps franc d’Afrique, des milliers d’Espagnols partent affronter les soldats de Rommel en Tunisie. Très vite, leur courage parvient aux oreilles du général Leclerc que de Gaulle a désigné pour représenter les forces françaises dans la libération du pays. Ils tombent à point nommé : afin de respecter leur politique de ségrégation, les Américains refusent la présence de noirs dans les troupes du Débarquement prévu pour l’été 1944, et Leclerc se retrouve dépossédé de ses soldats tchadiens qui ont si vaillamment combattu à ses côtés. Il a besoin de 15 000 hommes pour constituer sa 2e DB, et intègre 2 000 Espagnols début 1943.

    "Au départ, ces socialistes, communistes, anarchistes se méfiaient d’un aristocrate, de surcroît très catholique, poursuit Evelyn Mesquida. De la même manière, Leclerc voyait d’un mauvais œil ces républicains à la réputation turbulente. Mais ils ont vite appris à se respecter…" En particulier, des Espagnols sont incorporés en masse dans la 9e compagnie du régiment de marche du Tchad, intégrée à la 2e DB, et placée sous le commandement du Français Raymond Dronne : sur les 160 hommes de la compagnie, 146 sont des républicains espagnols. La Nueve (en français, la Neuf) est née.

     

    Libération de Paris

     25 août 1944, de Gaulle devant les chars la 2e division blindée française, dirigée par le général Leclerc. - Keystone-France / Contributeur via Getty Images.

     

    Installée à Rabat, la division de Leclerc ne rejoint la Normandie que début août 1944. Sur Utah Beach, débarquent sur le sable des véhicules aux drôles de noms : "Mort aux cons", "Guernica", "Les Pingouins" (d’après le sobriquet "Espingouins" donné par les Français aux Espagnols). En plein cœur de la campagne de Normandie, lors de la bataille d’Ecouché, la compagnie parvient à faire 130 prisonniers allemands. Un tour de force. Reste maintenant à remporter la plus symbolique des victoires : Paris. Le 23 août 1944, la compagnie se met en route avec l’ensemble de la 2e DB. Les ordres de de Gaulle sont clairs : la première unité qui entre dans Paris doit être française. Mais Leclerc piétine en banlieue sud. A la fin de la journée du 24, devant la difficulté de vaincre la résistance allemande, et craignant que les forces américaines ne les devancent, il ordonne à Dronne de pénétrer dans la capitale, avec seulement quelques blindés. Le souhait de de Gaulle est exaucé : la section qui tire les premiers coups de feu sur la place de l’Hôtel de Ville est bien française. Mais son lieutenant s’appelle Amado Granell, ex-capitaine anarchiste.

     

    Une plaque sera posée en leur honneur… en 2004

    L’ensemble de la 2e DB les rejoint un jour plus tard. Cependant, dans les journaux qui annoncent la libération de la capitale, le half-track "Guadalajara" est devenu le char "Le Romilly". Pour consacrer le triomphe de la résistance française, on rejette dans l’ombre l’action des valeureux combattants espagnols… Après les moments de liesse, la Nueve repart en Moselle, puis en Allemagne jusqu’en mai 1945. Il ne reste alors que 16 combattants dans une compagnie décimée.

    La fin de la guerre laisse un goût amer aux survivants : les aléas de l’Histoire ont placé Franco dans le camp de l’Ouest, celui du monde anticommuniste. Le retour de la République d’Espagne n’est guère une priorité pour la France et ses alliés… La plupart des combattants espagnols ne reverront jamais leur pays, tandis que leurs faits d’armes tomberont dans l’oubli. Il faudra attendre 2004 pour qu’une plaque en leur honneur de la Nueve soit installée sur le quai Henri-IV. Quant aux célébrations de la libération de Paris, elles commencent toujours le 25 août, jamais le 24…

    Une exception tout de même : pour le 75e anniversaire de l'événement, en 2019, la ville de Paris s'apprête à célébrer les combattants étrangers et notamment les Espagnols de la "Nueve". Sur les murs d'un immeuble du 13e arrondissement, une fresque (à découvrir dans le vidéo ci-dessus) rend hommage à ces "oubliés de la victoire" selon son auteur, l’artiste franco-espagnol Juan Chica Ventura.

     

    Article publié dans le GEO Histoire n° 16, "La Libération, de l'insurrection de Paris à la victoire de 1945", paru en août 2014.

     

     


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