• Nos parents étaient esclaves

    « Hier encore, nos parents étaient des esclaves »

    Michel Rogers, 76 ans, Guadeloupéen

     

     Ce généalogiste a entrepris, il y a douze ans, de répertorier les racines de tous ses concitoyens descendants d’esclaves. Avec son crayon, sa patience, il a reconstitué leurs arbres généalogiques. Et, du même coup, fait resurgir des souffrances refoulées et des tabous. Au moment où s’ouvre le Mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre, cet homme courageux ne mâche pas ses mots. Pour lui, « le peuple guadeloupéen est amnésique ». Il est temps de réveiller les mémoires et d’avancer.

    Derrière son bureau envahi de papier, de règles et de feutres. Comme un moine copiste, il construit minutieusement et patiemment ses arbres généalogiques pour arriver aux racines de son peuple : les esclaves africains. Ancien ingénieur du BTP, il se souvient de ses premières années de camaraderie avec « les petits blancs » de Guadeloupe, puis de sa première confrontation au racisme, à 15 ans, dans le métro parisien. « Il y avait un enfant turbulent et sa mère a dit soudain : « Si tu n’arrêtes pas je vais te faire manger par le nègre ! » Alors mon père a répondu : « Madame, je ne mange pas de la charogne. » J’ai pris conscience de ma couleur et mon père est monté d’un cran dans mon estime », se souvient-il. Du haut de ses 2 mètres, Michel Rogers refuse toute étiquette politique, il s’élève au rang des  « lucides ». Son franc-parler et son langage imagé ont souvent surpris, parfois choqué, mais cet homme un brin machiste est d’abord généreux. Au même titre que les femmes guadeloupéennes dans les familles, il est un  « poto mitan », le pilier central qui soutient la tente, ou plutôt le tronc de l’arbre.

     

    « Hier encore, nos parents étaient des esclaves »

     

    Le Mémorial ACTe, qui a ouvert ses portes au public le 7 juillet à Pointe-à-Pitre, donne la possibilité aux Guadeloupéens de retrouver leurs ancêtres via l’espace Généalogique qui met à disposition le fruit de vos années de recherches. Que ressentez-vous ? 

    Je n’ai pas l’habitude de le dire, mais je suis ému et fière de la Guadeloupe. Nous avons toujours été des suiveurs, des « suceurs de roue », comme on dit dans le cyclisme. Pour la première fois, on a initié quelque chose, et même Obama voudrait faire pareil aux États-Unis ! Je suis aussi heureux de donner aux Guadeloupéens la possibilité de savoir d’où ils viennent. Ces recherches ont changé ma vie, j’aimerais qu’elles servent à tous.

     

    Pourquoi vous êtes-vous attelé à cette tâche immense ? 

    Quand je suis revenu en Guadeloupe en 1985, après plusieurs années passées à voyager, des amis Blancs-pays m’ont invité à une fête sur la plage. A un moment, ils ont fait sonner le cloche et se sont installés autour d’une table pour mettre à jour leur arbre généalogique. Et c’est là que j’ai découvert qu’ils pouvaient remonter jusqu’en 1700 ! Moi, aussi loin que je me souvienne, je ne connaissais que le surnom de mon grand-père : papa Victor. Alors je suis allé aux archives et j’ai trouvé son prénom, Cornelius, puis le nom de son père et ainsi de suite. J’ai fini par savoir que nous, les Rogers, on était Blancs, originaires d’une ville dans le sud de l’Angleterre. Du jour au lendemain, je n’étais plus un chien sans collier, j’avais des attaches. Je me suis retrouvé un autre homme. J’ai rassemblé les Rogers de Guadeloupe, on était plus de 300 sur une plage. Il y en avait de toutes les couleurs. Ils étaient émus en découvrant leurs origines. Ensuite, j’ai cherché la famille de ma femme, celle des proches, et puis je me suis dit que j’allais me taper toute la Guadeloupe. Et là, je suis passé pour un original.

     

    Comment travaillez-vous ? 

    Depuis douze ans, je vais tous les jours de la semaine aux archives des communes de 8 heures à midi et je relève les actes dans des cahiers. L’après-midi, je prends ma règle, mon crayon et je construis des arbres sur les feuilles A4. Je travaille dans l’ombre, avec une logique de maçon. Parfois je ne parle à personne pendant des jours. J’ai recensé 8000 patronymes, ce qui correspond à la quasi-totalité de la Guadeloupe. Pour certaines familles, je suis remonté au XVIIIème siècle et retrouvé le pays d’origine de l’ancêtre africain. En général, je commence mes recherches en 1848, à l’abolition de l’esclavage, quand les premiers nom de famille ont été donnés. J’ai remarqué de les patronymes choisis dépendaient des goûts de l’officier d’état civil. Par exemple le nom du joueur de football Thuram vient de son ancêtre esclave, prénommé Mathurin. A Sainte-Rose, ce sont des noms de plantes et d’arbres fruitiers. D’autres franchement insultants ont été donné comme Ducon, Belbez, Bocu, Pasbeau… Cela dit, au début de mes recherches, certains me disaient : « Laisse les morts. » J’ai été menacé au tribunal tellement ces recherches dérangent. 

     

    Dans quelle mesure la mémoire esclave est-elle un tabou ? 

    Nous sommes un peuple malade, traumatisé. On a perdu notre dignité dans cette histoire. C’est ce qui nous a rendu amnésiques ! La France a connu les nazis pendant quatre ans. Si vous interrogez les vieux, ils ne se rappellent de rien. Beaucoup de Français ont été collabos, alors on préfère ne pas en parler. C’est le phénomène du « cul sale ». Dans la France profonde, on dit « Quand on a le cul sale, on ferme sa gueule. » Ils ont fait un black-out sur quatre années seulement. Nous, on a connu trois cent ans d’esclavage… Vous savez, quelqu’un qui baisse sa culotte et finit par se sentir bien n’est pas digne. Un être humain qui se clochardise vite. Si vous ne changez plus la couche de votre bébé, il va s’habituer. Il sera même malheureux le jour où vous le mettez dans une baignoire. Votre crasse devient votre armure, votre protection. 

     

    Des esclaves se sont pourtant rebellés, ont essayé de fuir. Pourquoi ne pas mettre en valeur ces insoumis ? 

    Le système esclavagiste était une abomination. Le « nègre »qui voulait fuir n’avait aucune chance, comme le stipulait le Code noir. Les esclaves étaient considérés comme des « meubles », des biens immobiliers. On classait les gens suivant des termes d’animaux. Je vois inscrit dans les registres, à côté des noms, les qualificatifs de « mulâtre » ou « mulet », le petit d’un cheval et d’un âne –soit un enfant né d’un(e) esclave et de son maître ou sa maîtresse-, de « chabin », le croisement entre une brebis et un bouc – soit un enfant né d’une mulâtre et d’un nègre. Je vois aussi qu’il y a des « tiercerons », des « quarterons », des sextavons », des « octavons » qui ont entre eux un tiers ou un huitième de sang noir. Tout était pensé, organisé pour que l’esclave ne se révolte pas. On évitait même d’avoir deux personnes de la même ethnie sur l’habitation. S’il existait un couple, on les séparait à la vente. La cellule familiale a été réduite à néant. On voit les traces de tout cela aujourd’hui. 

     

    Justement, qu’est-ce qui subsiste de ce système dans la société guadeloupéenne ? 

    Je remarque, par exemple, que 80% des actes de propriété sont au nom de femmes. L’esclavage a fait des hommes des procréateurs irresponsables car le Code noir dit que l’enfant a « la qualité de la mère » : si sa mère est une femme libre, l’enfant naît libre : si la mère est esclave, l’enfant né esclave. Le père est donc toujours inconnu, comme écrit dans les actes. C’est tellement pratique que nous nous sommes vautrés là-dedans. Et comme les lois sociales donnent une prime aux femmes seules, ça arrange tout le monde. Mais cela n’empêche pas la femme de vivre en contrebande avec le gars ! J’ai découvert qu’il y a au moins 30%de familles où les femmes ne se marient pas. Aussi, dans la plantation, un esclave ne transmettait rien à ses enfants ni à quelqu’un de plus jeune car le maître n’aurait plus voulu de lui. La seule chance pour l’esclave de rester auprès de son maître était de garder son secret. Même la mère craignait que sa fille lui prenne sa place. C’est pourquoi, ici, on continue de ne pas marcher ensemble. On se méfie beaucoup les uns des autres. 

     

    Vous-même, vous semblez suspicieux, notamment vis-à-vis de ceux appelez les « nègres blancs », les « Blacks marbrés » ou les « négropolitains »… 

    Oui, ceux qui sont noirs à l’extérieur et blancs à l’intérieurs, comme les pommes de terre ou les ignames ici ! Ils ont oublié leurs origines. Ils ne sont chez eux nulle part. Pour les Guadeloupéens, on ne peut pas réussir simplement parce qu’on est bon, ça passe forcément par le réseau. Et c’est encore à cause de l’esclavage 

     

    N’avez-vous pas peur de choquer, en particulier les enfants, auprès de qui vous intervenez souvent ? 

    Je vais dans les écoles et, après mon passage, certains élèves en veulent à leurs parents de leur avoir caché leur histoire. Il ne faut pas faire pleurer, ni éveiller des haines qui transformeraient l’enfant en arme. Mais il faut que les jeunes sachent. L’une des formes de réparation, ce serait de mettre tout cela dans les livres d’histoire. Que les petits Français apprennent qui étaient leurs ancêtres. On ne demande pas le pardon, car ils ne sont pas responsables, mais il ne faut pas laisser perdurer l’ignorance. C’était il n’y a pas si longtemps. Tout le monde connaît Napoléon pour le Code civil, mais combien de Français savent qu’il a rétabli l’esclavage en Guadeloupe en 1802 après huit ans de liberté ? 

     

    Vous terminez actuellement vos recherches sur les Indiens venus remplacer la main-d’œuvre esclave en Guadeloupe en 1855. Que vous reste-t-il encore à trouver ? 

    Je me suis mis à l’abri d’Alzheimer toutes ces années mais j’arrive au bout de mes recherches. J’ai encore six mois de travail et j’irai rejoindre ces morts que j’ai déterrés. 

     

    L’espace Généalogie du Mémorial ACTe vous permet aujourd’hui de mettre des visages sur les noms que vous avez répertoriés. Qu’espérez-vous pour la suite ? 

    Je voudrais que mon travail fasse des petits, que les arbres grandissent. Les jeunes de l’espace Généalogie que j’ai formés vont aider les Guadeloupéens à enrichir les bases de données. Je souhaite qu’ils poursuivent ce travail avec la passion dont ils font preuve aujourd’hui. Car il ne faut pas oublier que, contrairement aux Américains qui ne disposent d’aucune archive, la France a répertorié et classifié des documents d’état civil qui nous permettent de savoir qui nous sommes. C’est là le monstrueux paradoxe de ce système esclavagiste. 

    Article paru dans Paris-Match


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