• Une coutume qui leur a coûté leur empire... et leurs enfants

     

    Si les unions consanguines étaient courantes dans les familles royales européennes, les Habsbourg espagnols ont placé la barre très haut au cours de leur règne. Entre 1516 et 1700, neuf des onze unions célébrées au sein de cette puissante famille étaient consanguines, et c’est précisément ce qui causa sa chute.

     

    La « malédiction » des Habsbourg

    D’après les historiens, ces siècles de consanguinité ont progressivement handicapé les héritiers du trône espagnol en leur causant difformités physiques et maladies génétiques, jusqu’à ce que Charles II soit physiquement incapable de se reproduire, ce qui provoqua la chute des Habsbourg espagnols après 184 années de règne.

    Celui-ci avait officiellement commencé en 1506, après que Philippe le Beau, souverain issu de la famille des Habsbourg, eut épousé Jeanne Ière de Castille, dite Jeanne la Folle, et pris le trône de Castille. Dix ans plus tard, c’est leur fils, Charles Quint, qui accédait au trône d’Espagne.

     

    La consanguinité a mis un terme aux des Habsbourg

     Charles Quint, qui accéda au trône en 1516, présentait déjà la malformation congénitale connue sous le nom de « prognathisme habsbourgeois »

     

    Deux siècles d’unions consanguines

    Les Habsbourg estimaient que le meilleur moyen de sécuriser le trône était de recourir à des unions consanguines afin d’éviter que la couronne ne change de mains. Déterminés à conserver coûte que coûte le pouvoir en Espagne, ils commencèrent à chercher des conjoints uniquement au sein de leur propre famille.

    Malheureusement pour eux, cette forte consanguinité a amené les héritiers successifs du trône à développer de nombreuses malformations physiques, parmi lesquelles le désormais célèbre « prognathisme habsbourgeois », une malformation héréditaire et handicapante caractérisée par une mâchoire inférieure sur développée et un menton en galoche. Selon la légende, le jeune Charles Quint, également frappé par cette malformation, aurait été invectivé lors de son arrivée en Espagne par un paysan audacieux qui lui aurait lancé : « Votre Majesté, fermez votre gueule, les mouches de ce pays sont réputées pour être particulièrement insolentes. »

    Bien que ces unions consanguines entre Habsbourg aient effectivement permis de sécuriser le trône d’Espagne pendant près de deux siècles, les malformations congénitales qui les accompagnaient et frappaient les héritiers de la famille ont finalement conduit à la chute de cette puissante dynastie.

    En plus d’être socialement et culturellement taboues, les unions incestueuses engendraient un nombre élevé de fausses couches, et le risque que l’enfant soit mort-né ou décède après seulement quelques semaines était extrêmement élevé. À peine la moitié des enfants des Habsbourg espagnols ont survécu jusqu’à l’âge de 10 ans, alors que le taux de survie dans les autres familles nobles d’Espagne avoisinait les 80 % à la même époque.

    Pour ne rien arranger, comme nous l’avons vu plus haut avec le fameux prognathisme habsbourgeois, cela entraînait également la transmission de gènes récessifs nuisibles de génération en génération.

     

    La consanguinité a mis un terme aux des Habsbourg

    La reine Marie-Antoinette souffrait également d’une forme de prognathisme

     

    Ainsi, Marie-Antoinette, qui appartenait à la lignée des Habsbourg, était également frappée par cette malformation congénitale. Célèbre pour sa beauté, elle possédait « une mâchoire inférieure saillante qui donnait l’impression qu’elle faisait constamment la moue », selon les observateurs de l’époque.

    Mais cela n’était rien par rapport aux affres qui frappaient Charles II, le dernier souverain des Habsbourg d’Espagne, qui accéda au trône en 1665.

    Surnommé « El Hechizado » (que l’on pourrait traduire par « l’ensorcelé ») en raison de ses difformités physiques, Charles II possédait une mâchoire inférieure si développée qu’il devait lutter pour se nourrir et se faire comprendre lorsqu’il parlait. Chétif, frêle et impuissant, le monarque souffrait également de graves problèmes intestinaux et était si limité intellectuellement et physiquement qu’il ne parla pas avant l’âge de 4 ans et n’apprit à marcher que quatre ans plus tard.

    Philippe IV, le père de Charles II, avait épousé la fille de sa propre sœur, une relation incestueuse dangereusement étroite qui faisait de lui à la fois le père et le grand-oncle de Charles. Ajoutez à cela des siècles d’unions consanguines au sein de la famille des Habsbourg, et vous comprenez aisément pourquoi son fils, dans l’incapacité d’engendrer un héritier, est mort en 1700 à l’âge de 39 ans.

     

    La consanguinité a mis un terme aux des Habsbourg

    Lourdement handicapé, Charles II ne put engendrer d’héritier et mourut en 1700 à l’âge de 39 ans

     

    Ironie du sort, ce sont les unions consanguines, à l’origine privilégiées afin de permettre aux Habsbourg espagnols de régner sans partage sur le pays durant des siècles, qui ont fini par causer la chute de cette puissante dynastie. Certains d’entre vous n’auront bien évidemment pas manqué de faire un parallèle avec les Targaryen de Game of Thrones, eux aussi adeptes des relations incestueuses.

     

    Article paru dans dailygeekshow

     

     

     


    votre commentaire
  • Le coq gaulois est incontestablement le plus vieux symbole de la France et on l’a hérité… de l’Antiquité romaine

     

    L’emblème des Français, le coq, provient de l’Antiquité

     Zarya Maxim Alexandrovich / Shutterstock.com

     

    Le coq est l’emblème par excellence de la France. Mais connaissez-vous son origine ? Notre bon vieux coq est en fait un coq de l’Antiquité, de l’Antiquité gauloise. Puisque auparavant, la France c’était la Gaule et avant les Français, il y avait les Gaulois.

     

    En effet, dès l’Antiquité, les poètes s’étaient moqués des Gaulois qui avaient résisté à l’invasion romaine en les qualifiant de coqs vindicatifs. Le lien avec cet animal trouve sa source dans le mot latin « gallus » qui, en plus de désigner un Gaulois, désigne également un coq.

     

    A la fin du Moyen Âge, et plus précisément au XIIe siècle, durant laquelle le latin était toujours considéré comme une langue savante, les Allemands, les Italiens et les Anglais continuaient à se moquer des rois de France avec ce jeu de mots. Le roi français Philippe Auguste avait, par exemple, été comparé à une volaille orgueilleuse. A l’époque, le coq était alors vu comme un animal coléreux, bête, belliqueux et lubrique.

     

    Néanmoins, les rois francs ont fini par adopter cet emblème, même si la fleur de lys est toujours l’emblème royal par excellence. Ce n’est qu’en 1789, lors de la Révolution française, que le coq revient en force, il est alors souvent coiffé d’un bonnet phrygien et représente la liberté et la citoyenneté.

     

    Cependant, Napoléon 1er, en 1804, a jugé que « le coq n’a point de force, il ne peut être l’image d’un empire tel que la France ». Il lui préfère ainsi l’aigle. Mais dans les années 1890, le coq gaulois ressurgit et le roi Louis-Philippe va même jusqu’à signer une ordonnance pour mettre le coq gaulois sur les drapeaux et les boutons d’habits de la Garde nationale. On trouve également le coq représenté sur les timbres et les pièces de monnaie (les francs) au cours de la IIIe, IVe et Ve République.

     

    Article paru dans dailygeekshow

     


    votre commentaire
  • Où l'on découvre qu'une monnaie peut se faire plaquer.

     

    1661, en Suède. Johan Palmstruch, directeur de la Banque de Stockholm, peste dans son bureau.

    Les gens font un bruit infernal dans la cour : ils déchargent des chariots ou des brouettes pleines de grosses plaques de cuivre de 20 kilos chacune, pour les déposer à la banque !

     

    "C'est du lourd !"

    Illustration Économitips

     

    À l'époque, les Suédois n'utilisent pas une seule monnaie mais plusieurs. Il y a par exemple des petites pièces en argent, des monnaies étrangères, et surtout des pièces en cuivre…

    Ça tombe bien : l'État possède l'intégralité des mines de cuivre du pays ! Pratique quand il a envie de financer une petite guerre : il fabrique des pièces en cuivre, ou échange son cuivre contre d'autres métaux, des biens ou des armes.

     

    "C'est du lourd !"

    Des pièces de monnaies suédoises en cuivre, vers 1650, photo : DR

     

    Au début, cela fonctionne, mais ensuite certains pays s'approvisionnent en cuivre moins cher venu d'autres pays, comme le Japon.

    Résultat : en Europe, la demande pour le cuivre suédois diminue, et donc sa valeur baisse. Il faut de plus en plus de cuivre pour pouvoir l'échanger contre la même quantité d'autres monnaies ou de biens... Pour obtenir 10 pièces d'argent, il faut bientôt 20 kilos de cuivre !

     

    "C'est du lourd !"

    Une plaque de cuivre utilisée comme monnaie, 1715, Suède, Musée de Leeds, Leeds, photo : twitter/Katherine Baxter

     

    Les Suédois passent donc leur temps à déposer, à la banque de Johan, leurs gros blocs de cuivre en attendant de le dépenser ou de le changer. Bruyant et… vraiment pas simple.

    Alors Johan Palmstruch a une idée. Il obtient du roi de Suède, Charles X Gustav, le privilège de remettre à ses clients, en échange de leur cuivre, de la monnaie en papier.
    Ce sont de petits certificats qui prouvent que leur propriétaire a, en banque, une certaine quantité de cuivre.

     

    "C'est du lourd !"

    Sébastien Bourdon, Le Roi Charles X Gustav de Suède, vers 1652-1653, huile sur toile, 102 x 82 cm, Nationalmuseum, Stockholm

     

    Ce système existait déjà ailleurs, mais, nouveauté, les certificats de Johan sont "payables à vue" : tout le monde peut se les échanger, régler ses achats, payer ses salariés ou ses impôts avec.

    Formidable, c'est tellement mieux que les grosses plaques !

     

    "C'est du lourd !"

    Un certificat créé par Johan Palmstruch, 1666

     

    Cerise sur le gâteau, ces papiers portent la signature de la banque : leur valeur est donc garantie par une autorité centrale et digne de confiance.

    En économie, on appelle cela la "monnaie fiduciaire" (du latin fides, la confiance).

     

    "C'est du lourd !"

     Le détail de la signature de la banque, 1666

     

    En fait, la banque de Johan est devenue la première "banque centrale" d'Europe : la seule autorisée, par l'État, à créer de la monnaie.

    Et ses certificats sont les premiers billets de banque européens : plus besoin de chariots ou de brouettes en guise de portefeuille !

     

    "C'est du lourd !"

    Le Riksbankshuset, la banque de Suède, 2015, photo : Arild Vågen

     

    Pour en savoir plus :

    Les banques centrales, descendantes de celle de Johan, ne sont pas des banques ordinaires.
    Ce sont des institutions publiques qui créent de la monnaie, soit en fabriquant pièces et billets (monnaie fiduciaire), soit en faisant crédit (monnaie scripturale) aux banques "normales" pour qu'elles-mêmes financent l'économie.

    Mais ce rôle traditionnel de création monétaire des banques est aujourd'hui remis en question par l'apparition des monnaies cryptées (le bitcoin), ou encore par la monnaie Libra, lancée par Facebook.

    Un projet contre lequel s'élèvent des banques comme le Crédit Mutuel.

     

    "C'est du lourd !"

    En 1998, l'Europe s'est dotée d'une banque centrale, dont le siège est situé à Francfort en Allemagne, 2014, Francfort-sur-le-Main, photo : Norbert Nagel

     


    Lien actif  vers le site :  www.economitips.fr

    Article paru dans Économitips

     

     

     


    votre commentaire
  • Le jour où le vouvoiement fut interdit…

     

    En novembre 1793, la première république française est proclamée depuis deux mois. Paris est alors en pleine effervescence révolutionnaire, et les plus passionnés réclament des réformes de société de grande ampleur pour porter le coup de grâce à l’Ancien Régime. C’est au cours de cette période, marquée par de grands bouleversements politiques, que fut mis en application une loi interdisant purement et simplement l’usage du « vous » dans l’espace public…

     

    L’usage du « vous », un legs de l’ancien régime

    Sous l’Ancien Régime, le tutoiement était considéré comme une grossièreté, un signe d’impertinence réservé aux plus basses classes de la société. A contrario, le vouvoiement, depuis au moins le XVIème siècle, était associé à la politesse, au respect des conventions et des hiérarchies. Cette distance dans le langage devait en outre refléter les différences de rang : dans cette société inégalitaire et stratifiée, un homme du peuple n’aurait jamais pu s’adresser d’une autre manière que par le « vous » à un noble ou même à un bourgeois fortuné…

     

    Le jour où le vouvoiement fut interdit…

    Henri-Pierre Danloux a peint ce « Portrait de famille » peu de temps avant la Révolution (crédit photo : Évreux, Musée d’Art, Histoire et Archéologie).

     

    Avec la Révolution française, l’ancien modèle de courtoisie et de déférence vole en éclat et est battu en brèche par les révolutionnaires les plus radicaux. Ces derniers souhaitent substituer à l’ancien modèle de nouveaux codes sociaux fondés sur un idéal de « fraternité » et de « familiarité ». C’est sous l’impulsion d’un ancien professeur au Collège de France, membre de la section du Panthéon, que l’idée d’un décret instituant le tutoiement obligatoire fit son chemin…

     

    Un décret polémique

    Dès le 11 novembre 1793, un député de la Convention soumis un projet de loi visant à l’interdiction pure et simple du vouvoiement dans l’espace public. Le tutoiement serait le symbole par excellence de la sociabilité populaire, et son institutionnalisation marquerait l’avènement d’une « fraternité universelle ». Déjà pratiqué par la société des amis (secte religieuse américaine que l’on peut rapprocher des quakers) le tutoiement rencontre un engouement chez les sans-culottes et les révolutionnaires parisiens les plus exaltés. Une anecdote raconte même qu’un pauvre serveur du café Procope faillit être lynché en public pour avoir, par simple habitude, utilisé le « vous » à l’attention d’un client…

     

    Le jour où le vouvoiement fut interdit…

    Sans-culottes en armes, gouache de Jean-Baptiste Lesueur, 1793-1794, musée Carnavalet.

     

    Si le décret fut bel et bien mis en application, au moins à Paris, il était néanmoins impossible pour la toute jeune République d’imposer de façon stricte l’usage du « tu » dans tout l’espace public.

    De plus en plus jugé liberticide, le décret est finalement annulé, peu après la chute de Robespierre, en juillet 1794.

    Alors que le vouvoiement forme aujourd’hui la trame de nos vies quotidiennes, cela aurait pu être bien différent !

     

    Article paru dans pariszigzag

     


    votre commentaire
  •  

     

    On se rappelle à peine que l’obligation d’avoir un passeport pour traverser la frontière est une institution de guerre, héritée de 14-18. Des générations de chefs d’État tentèrent maintes fois de l’abolir, en vain.

    À l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, Emmanuel Macron a rappelé aux chefs d’État « l’immense responsabilité de transmettre à nos enfants le monde dont les générations d’avant ont rêvé ». « Additionnons nos espoirs au lieu d’opposer nos peurs », a-t-il ajouté.

    L’un des espoirs des générations d’avant fut le rétablissement de la liberté de circulation qu’elles connurent avant la guerre. Mais aujourd’hui, on se rappelle à peine que l’obligation d’avoir un passeport pour traverser la frontière est une institution de guerre, que des générations de chefs d’État tentèrent maintes fois d’abolir.

    À la fin de la guerre, l’opinion publique suit avec impatience les négociations internationales. En 1919, le Traité de Versailles prévoit un retour à la liberté des communications et du transit. La Société des Nations (SDN), ancêtre de l’ONU, crée une commission à cet effet. En 1920, la première Conférence sur les passeports est organisée à Paris. Mais les États décident de reporter « l’abolition totale des restrictions et le retour complet au régime d’avant-guerre ».

    Partout, les journaux parlent des passeports comme d’une « nuisance » ou d’une « peste ». En 1921, le journal français Le Temps publie un article sur la suppression des passeports. Le New York Times reprend l’information et titre : « France to Propose Passport Abolition ». Le ton est sans ambiguïté :

    « L’une des pires pestes que nous devons à la guerre est le rétablissement du passeport. Pendant cinquante ans, cette formalité pénible avait été oubliée. […] Aujourd’hui le passeport est rétabli. Il est une grande cause d’ennui pour les touristes et les commerçants, sans être une mesure de sécurité pour les États. Remis en vigueur en 1914, le passeport subsiste encore dans la plupart des pays. Tout le monde proteste contre ce régime. […] »

    En lisant la presse d’il y a 100 ans, on réalise qu’en acceptant le contrôle des passeports, on a aussi perdu un certain sens de l’honneur.

     

    Migrer sans passeport ?

    Il est difficile aujourd’hui d’imaginer ce que ressentaient les générations d’avant en perdant leur liberté de circulation. Nous nous sommes habitués à croire que pour traverser les frontières, il faut y être autorisé. Nous considérons aujourd’hui qu’il revient à chaque État de décider de qui entre sur son territoire. Or, comme le rappelle en 1922 un rapport officiel du Bureau international du Travail :

    « Durant tout le XIXème siècle, la migration était, en général, sans entrave et chaque émigré pouvait décider du moment de son départ, de son arrivée ou de son retour à sa convenance. […] La guerre qui a éclaté en 1914 de manière inattendue a soudainement tari bon nombre de sources d’émigration et a brisé des relations vénérables, en altérant la direction de grands courants migratoires ou en les bloquant. »

    Il est difficile aussi d’imaginer ce que ces grands courants migratoires signifiaient autrefois. Car à la fin du XIXème siècle, la migration transatlantique fut facilitée par le développement du transport en bateau à vapeur. En 1903, par exemple, pas moins de neuf bateaux pouvaient arriver en un seul jour dans le seul port d’Ellis Island, dans la baie de New York. Comme le relate le New York Times, ces neuf bateaux emmenèrent sur place plus de 12000 étrangers en provenance des ports européens.

    À l’époque, cette arrivée était perçue comme importante, mais ne déclenchait pas de « crise des migrants ». La gestion de l’accueil peut étonner aujourd’hui. Le commissaire de l’immigration, arrivé pour superviser l’enregistrement, avait commencé par laisser débarquer seulement 5000 étrangers. Mais la gestion fut si efficace qu’à la fin de la journée, 5800 avaient pu être enregistrés. Les 7000 migrants restants devaient attendre le lendemain sur le bateau. L’attente n’était pas facile après une à deux semaines de voyage en bateau.

    Au total, 55 millions de migrants ont circulé entre l’Europe et les Amériques durant la période 1850-1914. Aux 55 millions de migrants européens, il faut ajouter les 100 millions d’Asiatiques qui ont pris les routes du Pacifique et de l’Océan indien entre 1840 et 1940.

    Aujourd’hui, le nombre de migrants s’élève à 250 millions pour une population mondiale quatre fois supérieure à celle du siècle dernier. Des taux d’émigration de 50 ‰ par décennie et des taux d’immigration de 100 ‰ par décennie sont aujourd’hui rares, alors qu’ils étaient communs avant la Grande Guerre.

    La migration de masse explique la croissance économique d’avant la guerre. Dans leur livre, L’Âge de la migration de masse : causes et impact économique, les économistes T. Hatton et J. Williamson soulignent ainsi que :

    « La migration de masse dans les quarante années précédant la guerre a augmenté d’un tiers la force de travail dans le Nouveau Monde et a diminué d’un huitième celle de l’Ancien Monde. »

    Selon ces économistes, la migration de masse a permis de diminuer les inégalités mondiales avant la Grande Guerre.

     

    Les passeports : une mesure de guerre qui s’avère contagieuse

    Les pays en guerre ont été les premiers à imposer l’obligation d’avoir un passeport pour pouvoir circuler. En France, le décret du 2 août 1914 exige de tout étranger de faire connaître son identité auprès de la police ou de la mairie. Le lendemain, un autre décret réglemente le nouveau régime des passeports.

    La raison en est que les ressortissants des pays ennemis sont vus comme des ennemis. Le ministre de la guerre, Adolphe Messimy, veut donc les « empêcher de nuire, de causer des désordres et de troubler la mobilisation ». Mais il lui paraît aussi « nécessaire » d’étendre le contrôle des déplacements aux « étrangers appartenant à des puissances neutres ». Femmes et enfants sont concernés.

    La Grande-Bretagne suit le même chemin. En septembre 1914, elle interdit à tout étranger de débarquer dans ses ports sans passeport. Les consulats sont pris d’assaut partout en Europe. Les nouvelles sur les espions abondent dans les journaux. On durcit la délivrance et le contrôle des passeports.

    Comme par contagion, le contrôle des passeports s’est répandu dans les pays qui n’étaient pas en guerre. Aux États-Unis, par exemple, le gouvernement commence par prévenir les voyageurs qu’il est désormais nécessaire de retirer un passeport pour aller en Europe. Mais en 1916, les compagnies de transport refusent déjà d’embarquer des passagers sans passeport, un an avant que les États-Unis n’entrent en guerre. La première base légale pour contrôler l’entrée et la sortie des citoyens et des étrangers est promulguée en 1918, quelques mois avant la fin de la guerre.

    Le contrôle des passeports survivra à la guerre. Si certains pays ou régions du monde l’abolissent de temps en temps, la contagion n’aura fonctionné que dans un sens.

    Prouvez que vous êtes respectables…

    À la fin de la guerre, l’opinion publique espère l’abolition des passeports. Les journaux font écho à son exaspération. « Paperasserie internationale », titre Le Petit Parisien en 1920, relatant que « depuis la guerre, le voyage à l’étranger est devenu un détestable supplice ». « La plus grande nuisance de l’Europe », renchérit le New York Times, expliquant pourquoi l’annonce de la première Conférence sur les passeports à Paris avait été reçue avec « des exclamations d’une grande joie ».

    La nuisance que produisaient les passeports ne résidait pas simplement dans le ralentissement des voyages, le contrôle à chaque frontière, l’inspection des bagages. La nuisance ne se résumait pas non plus aux files d’attente qui se formaient partout : aux consulats, aux frontières, aux bureaux de délivrance des passeports.

    La nuisance ne se limitait pas seulement au fait que les gens devaient désormais prouver leur identité. On ne comprend plus aujourd’hui leur exaspération. Mais en 1923, un article du New York Times affirme que « sortir du pays est devenu le travail le plus difficile auquel se confrontent les citoyens américains ».

    La « mesure la plus vexante » était de devoir prouver son lieu de naissance. On raconte l’indignation d’une femme qui veut acheter un ticket pour rejoindre son fiancé en Angleterre :

    « Avez-vous votre passeport ?

    - Non, je n’y ai pas pensé.

    - Il vous faut un certificat de naissance.

    - Pourquoi ? Je vis en Californie, je suis née là-bas. […] Je ne pense pas avoir un certificat de naissance et je ne peux pas m’y rendre avant le départ du bateau. »

    La femme a dû annuler son voyage…

    La véritable nuisance du régime des passeports est éthique. Les passeports changent nos rapports aux étrangers. Ils instituent le soupçon systématique à la frontière. Introduits pendant la guerre, ils devaient assurer que l’étranger n’était pas un ennemi. Après la guerre, le soupçon survit et se transforme.

    Les gens doivent désormais prouver qu’ils sont respectables. En 1924, le journaliste du New York Times, ouvre le débat : « Qui est officiellement respectable ? » (pour obtenir un passeport). Et avec un brin d’humour, il constate l’absurdité des règles : « A-t-on déjà vu un philatéliste irresponsable ou un comptable frivole ? »

     

    Le centenaire de la peur

    Après la Grande Guerre, une année ne passe sans qu’une conférence internationale ne rappelle l’objectif de l’abolition des passeports. En 1920, 1922, 1924, 1925, 1926… on souhaite que l’obligation du passeport soit abolie aussitôt que possible. Dans les années 1930, les conférences sur les passeports deviennent moins fréquentes.

    Après la Deuxième Guerre mondiale, l’Onu réactive la question de l’abolition. En 1947, le groupe d’experts à la Conférence sur les passeports note que « le premier problème examiné fut la possibilité d’un retour au régime qui existait avant 1914 qui impliquerait l’abolition de toutes les dispositions exigeant que les voyageurs soient munis d’un passeport ». Il en sera de même, en 1963, lors de la Conférence sur le voyage international et le tourisme…

    À chaque fois, certains États suggèrent tantôt le danger du communisme ou de l’Union soviétique, tantôt la peur d’un voisin pour convaincre les autres que le moment d’abolir les passeports n’est pas encore venu.

    Aujourd’hui, l’opinion publique ne fait plus pression pour abolir les passeports. À la frontière, chacun doit prouver son honneur. Cent ans après la guerre, personne n’est pas présumé respectable.

     

    La version originale de cet article a été publiée dans The Conversation.

     


    votre commentaire