• Les deux vies de Marcel Dassault


    Marcel Dassault a marqué le XXème siècle de son génie conquérant. Il a survécu à la déportation, a changé de nom et rebâti son empire ! Trente ans après sa mort, son Rafale vole encore.

    Le tout dernier convoi de déportés arrive à Buchenwald le 25 août 1944, le jour même de la libération de Paris. À bord, un homme de 52 ans, amaigri et épuisé, se prépare au pire. Il serre sur son cœur son précieux talisman, un trèfle à quatre feuilles cueilli à l’été 1939, quelques mois avant son arrestation. Assigné à résidence, emprisonné, jugé, dépossédé… Depuis quatre ans, il est la cible d’une police pétainiste aux ordres du nazisme. Seule consolation, Madeleine, sa femme, et ses deux fils, Claude et Serge, ont finalement été libérés. Et lui? Qualifié de « traître et affairiste juif », il ne doit sa survie qu’à lintérêt de lAllemagne pour ses avions. Trois fois déjà, il a refusé de collaborer. Il ne cédera jamais. Le soir tombe. Sur la place d’appel de Buchenwald, Marcel Bloch, brillant ingénieur et industriel en aéronautique, est happé par la cohue des quarante mille prisonniers.

     

    Changer de nom et de religion 

    Libéré avec le camp en avril 1945, il ne doit sa survie qu’à la protection de Marcel Paul. Le résistant communiste a reconnu en lui le pa­tron de gauche, réputé pour ses bons rapports avec les syndicats de ses usines et son soutien actif aux Républicains espagnols. À sa sortie du camp, il ne pèse plus que 35 kg et ses jam­bes sont paralysées. Ces huit mois d’enfer l’ont profondément transformé. Il va vivre encore quarante et un ans, mais son optimisme légendaire a vacillé. Il dira plus tard que « Marcel Bloch est mort à Buchenwald ». C’est bien plus qu’une métaphore puisqu’à peine rétabli, il entreprend de changer de nom, de religion et de famille politique !

    Sa seconde existence sera encore plus audacieuse, ambitieuse et réussie que la première. Mais surtout, il se jure de ne plus jamais être une victime, quitte à abuser parfois de son autorité et du pouvoir de l’argent. Le choix de son nouveau patronyme est un intéressant prologue à cette revanche: d’accord avec son frère, le résistant Paul-Darius dit « Chardasso », ils troquent tous les deux « Bloch » pour « Dassault », com­me le char mais avec un « L » pour pouvoir voler… Une idée de Marcel, bien sûr, car voler est son idée fixe depuis l’enfance.

     

    Naissance d'une vocation

    Quatrième fils d’une famille de la petite bourgeoisie parisienne, Marcel naît le 22 janvier 1892. Son père, un médecin ardent défenseur de Dreyfus, lui transmet ses valeurs humanistes. Enfant, sa vive intelligence créa­­tive compense sa fragilité physique. Il restera frêle et très frileux toute sa vie, d’où son éternel pardessus et ses célèbres semelles en crêpe aux vertus isolantes !

    À l’adolescence, déjà passionné par les nouvelles technologies, il assiste à l’un des premiers vols d’un aéroplane. Sa vocation est née. En 1914, tout juste diplômé de Sup-Aéro, il est mobilisé dans un laboratoire d’ingénieurs où il sympathise avec Henry Potez, autre grand pionnier. Dès 1917, Marcel créera avec lui sa première société. L’armée a adopté son prototype d’hélice Éclair, puis son projet de biplace d’observation. Ces réussites le galvanisent, mais son envol s’arrête net avec la fin de la Grande Guerre. L’époque est à la reconstruction et l’aviation semble passée de mode.

     

    Conserver indépendance et pouvoir 

    Il revient à sa table à dessin en 1928 à la faveur des appels d’offres du tout premier ministère de l’Air. Le succès est rapide et il ouvre une usine à Courbevoie pour produire des bombardiers bimoteurs, les Bloch 200. En 1936, il est nationalisé, mais bien indemnisé par le Front populaire… et il garde la présidence de son groupe grâce au plébiscite de ses mille cinq cents ouvriers. Radical socialiste notoire, ingénieur visionnaire et industriel heureux en affaires, le « juif » Marcel Bloch devient la cible favorite de l’extrême droite, jusqu’à son arrestation en octobre 1940. Ainsi s’achève sa première vie…

    Le Phœnix se réincarne en 1946 avec la création de la Géné­rale Aéronautique Marcel Dassault (GAMD) d’où sort, dès 1949, le premier avion à réaction français, l’Ouragan. Équipé de charges nucléaires, il place son concepteur au cœur du pouvoir. Ses commanditaires deviennent des amis qu’il cultive. Gaulliste, il est élu député de l’Oise en 1951 et finance les campagnes de ses alliés… à une époque où ce n’était pas encore illégal! Avec un curieux mélange de candeur et de machiavélisme, il distribue les billets de 500 francs presque à chaque poignée de main! Obsédé par son indépendance et son pouvoir, il poursuit aussi un rêve de bonheur presque naïf : en 1958, il crée lhebdomadaire Jours de France pour distiller l’actualité heureuse. Il deviendra aussi producteur de cinéma et scénariste de quatre bluettes, où apparaissent ses idoles, Thierry Le Luron et Chantal Goya.

     

    S’est-il rangé des avions ? 

    Au contraire ! En 1966, à 74 ans, il enchaîne les coups de maître : après le Mystère-Falcon (1963), il lance le Mirage F1. Fin 1985, cet entrepreneur boulimique présente un dernier bolide des airs, son Rafale, quelques mois avant son décès, à 94 ans. Marcel Dassault lègue à ses héritiers un empire estimé alors à plus de 7 milliards de francs. Il laisse aussi un trèfle à quatre feuilles qu’il ne quittait plus depuis qu’il l’avait retrouvé fin 1945 lors de la restitution de ses affaires. Un talisman d’une valeur inestimable.


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