• La femme qui s’est tenue debout en restant assise


     Le premier décembre 1955, Montgomery, Alabama. Rosa Parks, couturière exténuée, monte dans le bus numéro 2857 sur Cleveland Avenue et s'assoit à la première place vacante. Une place réservée aux Blancs.

    Ce geste anodin ne l'est pas dans les années 1950, surtout dans le Sud des États-Unis qui résiste farouchement à l'effritement de la ségrégation. Et James F. Blake, ancien militaire devenu chauffeur de bus, partage l'idéologie séparatiste et compte bien faire appliquer le règlement. Il demande à l'afro-américaine de céder sa place et d’aller s’asseoir au fond du bus. Le chauffeur l'a peut-être oublié, mais Rosa Parks, elle, se souvient de lui. Leur première rencontre remonte à douze ans plus tôt : la jeune femme monte dans le bus et se dirige directement vers l’emplacement réservé aux gens de couleur.

    Mais James F. Blake ne démarre pas et lui demande de ressortir pour monter à l’arrière afin de ne pas déranger les passagers blancs assis à l’avant. Rosa Parks s’exécute et sort du bus, qui repart avant qu’elle n’ait eu le temps d’y monter. La jeune femme s’assoit et attend le prochain.

    Douze ans plus tard, elle refuse de lui obéir. Par défi ? Par lassitude ? Par souvenir du passé ? « J’étais fatiguée » dira-t-elle simplement aux personnes soucieuses de connaître les raisons cet acte de bravoure. Cette fatigue fera d'elle la mère du mouvement des droits civiques pour les afro-américains et déclenchera la longue marche pour la dignité de la population noire américaine.

    Mais ce jour-là, assise sur sa petite place dans le bus, Rosa Parks ne se doute de rien, et encore moins lors de son arrestation. Elle ignore qu'à l'extérieur de sa cellule, les Noirs ont lancé un boycott des transports en commun. Boycott qui durera 381 jours et poussera, le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis à interdire la ségrégation raciale dans les bus. A sa sortie de prison et ce jusqu’à sa mort, le 24 octobre 2005, Rosa Parks luttera pour l’égalité aux côtés de figures emblématiques comme Martin Luther King.

    De l’annonce de son décès à ses funérailles, les premières places des bus de Montgomery resteront vacantes. Les curieux pourront y trouver une photo de Rosa Parks entourée d’un ruban et ce message : « La société de bus RTA rend hommage à la femme qui s’est tenue debout en restant assise. »


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  • La mère bafouée

     

    Lǚ Mǔ est née en Chine impériale à une date inconnue. Mais le temps n'a pas su effacer le nom de celle qui restera à jamais connue comme la « Mère » du soulèvement paysan qui mena à la fin de la Dynastie Xin « Mère Lǚ » a grandi dans une famille aisée dans l'actuelle province du Shandong, à une époque où la femme est totalement dépendante de son homme, éternelle adolescente sans statut ni pouvoir juridique, et passe toute sa vie à lui obéir. La jeune femme se satisfait de cette situation, accordant toute son attention à son fils Lu Yu.

    Mais en dehors de sa demeure luxueuse, la colère gronde : vers la fin du premier siècle avant J.-C., l'impératrice douairière Wang Zhengjun n'a pas d'héritier et son neveu, le premier ministre Wang Mang se proclame empereur et fonde la dynastie Xin. Il impose une politique de nationalisation des terres non cultivées et des forêts et entreprend le démantèlement des grands domaines, mais fait face à la résistance des propriétaires terriens. C’est à cette période que la vie tranquille de Lǚ Mǔ rencontre celle de l'ambitieux Wang Mang. Son fils, qui travaille pour le gouvernement, refuse d'obéir aux ordres lui intimant de punir sévèrement les citoyens qui ne paient pas leurs impôts. Ce qui lui vaut lui d'être décapité pour insubordination.

    Lǚ Mǔ refuse de pleurer seule son chagrin et, veuve fortunée, elle décide de vendre tous ses biens pour recruter et armer les paysans. Ceux-ci, touchés par le pourrissement des récoltes et une famine provoqués par le débordement du fleuve jaune, s'allient à la riche bourgeoise assoiffée de vengeance.

    Elle plaide sa cause de porte en porte, et finit à la tête de milliers de combattants. Elle les organise en leur imposant une seule règle : l'interdiction de voler les terres d'autres paysans. La Mère Lǚ prend le titre de général et mène ses troupes contre la capitale de la préfecture de Haiqu. Les rebelles en sortent victorieux et la chef de file décapite le magistrat et pour offrir sa tête en sacrifice sur la tombe de son fils. Son succès inattendu donne des envies de rébellion au peuple chinois et des volontaires des quatre coins de la Chine affluent à sa porte. L’empereur Wang Mang, impressionné par leur nombre, envoie des émissaires pour négocier une reddition, mais ceux-ci finissent tous décapités.

    Lorsque la Mère Lǚ meurt de maladie, ses hommes décident de continuer le combat en son honneur et prennent le nom de Sourcils Rouges (les révoltés se teignent les sourcils en rouge pour se reconnaître entre eux). La mère bafouée donnera ainsi naissance à l'une des principales organisations rebelles qui, par la suite, renversera le régime de Wang Mang et permettra la restauration de la dynastie Han.


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  • Bhikaiji Rustom Cama, l’indépendantiste
     

    Bhikaiji Rustom Cama est née le 24 septembre 1861 dans une famille parsie aisée, alors que l'Inde est sous le joug britannique. Coincée dans un mariage d'apparence et malheureux avec un riche juriste, Bhikhaiji consacre une grande partie de son temps aux œuvres sociales. En octobre 1896, la peste et la famine envahissent les rues de Bombay. La bourgeoise délaisse son confort et, contre l'avis de ses proches, rejoint les équipes prenant soin des malades, jusqu'à contracter elle-même la peste.

    Sa famille l'envoie à Londres pour y être soignée. Là-bas, elle rencontre Shyamji Krishna Varma, connu par la communauté indienne londonienne pour ses discours nationalistes. Les nouvelles fréquentations de Bhikaiji lui donnent l'envie de s'investir dans le futur de son pays. Elle cofonde la Indian Home Rule Society et se lance dans le combat pour l'indépendance de l'Inde, l'égalité homme-femme et les droits humains.

    Ses discours résonnent dans toutes les villes du sous-continent et Bhikaiji souhaite s'y rendre pour mener la lutte au milieu de ses compatriotes. La veille de son départ, on lui fait savoir que son retour ne sera autorisé que si elle signe une déclaration indiquant qu'elle ne participera à aucune activité nationaliste. Elle s'y refuse et décide de continuer son combat à Paris. Chacun de ses déplacements est surveillé, elle vit traquée de toutes parts mais lorsque la France s'allie au Royaume-Uni en 1914, elle choisit de rester à Paris alors que tous ses compagnons lui conjurent de partir. Bhikaiji profite du contexte de la guerre et des combats pour la liberté pour agiter les troupes nationalistes venues du Punjab. Cela lui vaudra d'être incarcérée à Vichy. Trois ans plus tard, elle est libérée en raison de son état de santé déplorable. Elle continue son combat en exil, loin de sa terre natale, jusqu'en 1935 où une crise cardiaque la laissera partiellement paralysée. Ses proches la supplient d'arrêter son combat et de rentrer mourir auprès des siens. Elle demande alors au gouvernement britannique de lui permettre de rentrer chez elle, acceptant finalement de renoncer à toute activité nationaliste.

    Bhikaiji rentre à Bombay en novembre 1935. Elle y meurt neuf mois plus tard à l’âge de 74 ans sur la terre qui a vu naître ses ancêtres. Selon ses dernières volontés, tous ses biens seront légués à un orphelinat pour filles.


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  • Angela Davis, la femme la plus recherchée des États-Unis


    Angela Yvonne Davis naît le 26 janvier 1944 à Birmingham, Alabama, État fortement touché par la ségrégation. Enfant, elle quitte le logement social de la ville pour une grande maison dans un quartier entièrement habité par des familles blanches.

    D'autres familles noires suivent le mouvement mais cette mixité nouvelle excite les tensions raciales. Et une longue série d'attentats sont commis contre les maisons construites par des Noirs. Cette expérience, les humiliations de la ségrégation, le climat violent, marquent profondément Angela Davis, qui grandit bercée par les chants de sa grand-mère relatant l'esclavage.

    À l’université, elle est fascinée par les grands penseurs existentialistes français, de Sartre à Camus. Elle s’enferme des heures durant dans sa chambre, dévore le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels et nourrit son amour pour le socialisme qu’elle lie à sa propre histoire. Pour elle, il faut replacer les problèmes du peuple noir dans le contexte plus large d'un mouvement de la classe ouvrière et du féminisme : elle estime qu’un authentique mouvement de libération doit lutter contre toutes les formes de domination: l'homme noir ne peut se libérer s’il continue d’asservir sa femme et sa mère.

    Elle part en Finlande, à Londres, à Paris, à Lausanne, à Francfort et joint sa voix aux différentes causes portées par les étudiants locaux. Mais, frustrée de ne pas pouvoir participer à l'effervescence militante qui échauffe la jeunesse noire de son pays, elle décide de rentrer aux États-Unis. Ne voulant ni de l'intégrationnisme de Martin Luther King ni du séparatisme extrême de certaines organisations du Black Nationalisme, elle rejoint le Che-Lumumba Club, Parti communiste américain réservé aux Noirs, et le Black Panther Party.

    Son adhésion au Parti communiste américain et aux Black Panthers lui vaut d'être surveillée par le FBI. Elle se sait suivie mais n'hésite pas à s'investir dans le comité de soutien aux Frères de Soledad, trois prisonniers noirs américains accusés d'avoir assassiné un gardien en représailles de l'assassinat d'un de leurs codétenus. Le 7 août, une prise d'otage dans un tribunal est soldée par trois morts. Le FBI accuse Angela Davis d'en être l'investigatrice. Redoutant le sort que lui réservent les autorités, Angela Davis prend la fuite. Après deux semaines de cavale, elle est arrêtée et emprisonnée. Pendant plus de seize mois, elle restera enfermée. Durant tout ce temps, elle plaidera son innocence et recevra le soutien de milliers de personnes, aux États-Unis et dans le monde.

    N'ayant aucune preuve tangible de son implication dans la prise d'otage, un jury la déclare non-coupable et elle est libérée en 1972. Dès sa sortie de prison, Angela Davis publie des essais radicaux sur son expérience carcérale et le système judiciaire américain, sur la paix au Vietnam, l’antiracisme et le féminisme. Aujourd’hui, son combat n'est toujours pas terminé et elle enseigne l'histoire de la conscience à l’Université de Californie.


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  • Solitude, la mulâtresse

     

    Solitude est née en Guadeloupe aux environs de 1770. Elle est le fruit du viol de sa mère, Bayangumay, par un marin blanc sur le bateau qui la déportait aux Antilles. Malgré son métissage, l'enfant devient esclave et en connaîtra les affres pendant plus de vingt ans.

    De l'autre côté des eaux salées, la France connaît sa Révolution. La terreur du peuple bourgeois se répercute jusqu'aux Antilles, où des émeutes commencent à agiter la Guadeloupe. À Paris, dans l'euphorie de la liberté, l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises est décrétée le 4 février 1794, malgré la forte opposition des planteurs blancs qui en contrôlent l'économie. Mais juste après que la nouvelle parvienne en Guadeloupe, celle-ci tombe sous l'occupation anglaise. Des esclaves prennent alors les armes pour lutter contre le nouvel envahisseur.

    Solitude, ayant goûté à la liberté pendant quelques jours, s'enfuit pour vivre avec une communauté marronne (le marronnage était le nom donné à la fuite d'un esclave hors de la propriété de son maître). En 1802, Napoléon Bonaparte rétablit l'esclavage et charge tous les généraux de mater les rebelles et de remettre les anciens esclaves aux fers.

    Solitude, enceinte et souhaitant une vie meilleure que la sienne à son enfant, se rallie à l'appel de Louis Delgrès, l'abolitionniste métis dont les proclamations sont placardées sur tous les arbres et murs de l'île : « La résistance à l'oppression est un droit naturel. La divinité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause : elle est celle de la justice et de l’humanité. »

    La mulâtresse se souvient des viols, des garrots, des colliers de fer dont les pointes empêchent de dormir, des cachots et de la potence. Elle est décidée à lutter jusqu'à la mort pour ne plus jamais avoir à remettre des fers à ses pieds. Depuis son plus jeune âge, sa mère lui a appris à dompter la révolte qu'elle sentait gronder en elle à chaque coup reçu, mais elle estime qu'il est temps de la laisser exploser.

    Alors, parmi les femmes qui, aux côtés des hommes, luttent dans cette guerre inégale, Solitude se tient débout, le pistolet à la main.

    Le 8 mai 1802, après 15 jours de siège sanglant, les combattants désespérés décident de miner le manoir qui leur sert d'abri. Ils décident d'un commun accord d'y attendre la mort lors d'un dernier face à face avec l'ennemi. Les quelque 300 martyrs se tiennent par la main, les femmes serrent leurs enfants contre leurs seins et tous clament une dernière fois : « La mort plutôt que l'esclavage ». Le silence qui suit est brisé par une énorme explosion. Sous les corps déchiquetés, Solitude a survécu. Sa grossesse lui évite la pendaison mais pas l'enfermement. Pendant 5 mois, elle est incarcérée. Dehors, la traque des sympathisants de la rébellion continue, les rebelles sont fusillés ou brûlés sur la place publique. Le 28 novembre 1802, celle qui s'est battue et qui mourra pour la liberté donne naissance à un nouveau-né qu'elle laissera le lendemain matin à l'esclavage.


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